Bresson par Bresson: Un condamné à mort s’est échappé
Vai ai film della serie “I film di Robert Bresson nella critica italiana del tempo”
Aller à la serie “Bresson par Bresson”
Le vent souffle ou il veut
« Propos de Robert Bresson », Cahiers du Cinéma, octobre 1957
À Cannes, le mardi 14 mai 1957, Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson, seul film français, avec Celui qui doit mourir, sélectionné pour le Festival, était projeté en matinée, et non en soirée, en raison de l’hostilité des organisateurs à l’égard de cette œuvre qui devait néanmoins remporter le prix de la meilleure mise en scène.
Le lendemain à 11 heures, Robert Bresson acceptait de rencontrer les journalistes. Ses réponses aux questions de Rodolphe-Maurice Arlaud, André Bazin, Louis Marcorelles, Denis Marion, Georges Sadoul, Jean-Louis Tallenay, François Truffaut et de plusieurs confrères étrangers constituent une véritable profession de foi, d’autant plus précieuse pour nos lecteurs qu’ils savent avec quelle parcimonie l’auteur des Dames du bois de Boulogne livre d’ordinaire sur son travail les réflexions indispensables à la parfaite compréhension de celui-ci.
Cahiers du cinéma — Il semble qu’Un condamné à mort s’est échappé soit un succès commercial?
Robert Bresson — Oui, en effet. Il s’agit de savoir ce qu’est le public. J’entends par public le vrai public, le gros public, tout le monde enfin. Je crois beaucoup à la grande qualité de ce public, beaucoup plus subtil qu’on ne le pense. On peut le prendre par le bas, ce qu’on fait quelquefois, mais si on le prend par le haut, on le touche très fort.
Cahiers du cinéma — Avez-vous été frappé par l’histoire (telle qu’elle était racontée) ou par ce qui pouvait être montré en se servant de cette histoire comme d’un prétexte?
R.B. — Vous savez… vous me demandez des choses que je ne me suis pas demandées à moi-même… Je me rappelle la lecture que j’ai faite de ce récit: c’était un récit très précis, très technique même de l’évasion. Je me rappelle cette lecture et je me souviens quelle me fit l’effet d’une chose d’une grande beauté: c’était écrit dans un ton extrêmement précis, très froid, et même la construction du récit était très belle. Cela avait beaucoup de grandeur. Il y avait à la fois cette froideur et cette simplicité qui font que l’on sent que c’est l’œuvre d’un homme qui écrit avec son cœur: c’est quelque chose de très rare. Et comme je cherche, toujours et avant tout, un sujet qui puisse contenter à la fois le producteur avec lequel je travaille et moi-même, et de plus quelque chose qui soit très près de la vérité — car si je pars d’une chose fausse, il m’est très difficile de redresser cette fausseté pour arriver à une vérité -, j’ai trouvé que ce sujet réunissait toutes les qualités.
Cahiers du cinéma — N’y a-t-il pas dans Un condamné à mort s’est échappé un certain aspect documentaire?
R.B. — Mais j’ai bien voulu que ce soit presque un documentaire. J’ai gardé un ton frisant le documentaire pour conserver cet aspect de vrai, tout le temps.
Cahiers du cinéma — Est-ce pour cette raison que vous manifestez une certaine hostilité à l’égard des acteurs professionnels?
R.B. — Mais ce n’est pas une hostilité du tout, ne croyez pas cela. Il y a des acteurs merveilleux que j’admire au théâtre. Croyez bien d’ailleurs que cela me donne un tel mal de ne pas prendre d’acteurs que ce n’est pas pour mon plaisir que je le fais. Mais je crois au langage très particulier du cinéma, je crois que le cinéma a un langage propre, des moyens propres, et qu’il ne doit pas chercher à s’exprimer par des moyens qui sont ceux du théâtre (mimiques, effets de voix, gestes, etc.).
Le cinéma doit s’exprimer non pas par des images, mais par des rapports d’images, ce qui n’est pas du tout la même chose. De même qu’un peintre ne s’exprime pas par des couleurs, mais par des rapports de couleurs. Un bleu est un bleu en lui-même, mais s’il est à côté d’un vert, ou d’un rouge, ou d’un jaune, ce n’est plus le même bleu: il change. Il faut arriver à ce qu’un film soit fait de rapports d’images. Il y a une image, puis une autre, qui ont des valeurs de rapport, c’est-à-dire que cette première image est neutre, et que, tout à coup, mise en présence d’une autre, elle vibre, la vie y fait irruption. Et ce n’est pas tellement la vie de l’histoire, des personnages, c’est la vie du film. À partir du moment où l’image vibre, on fait du cinéma.
C’est pourquoi je n’ai aucune hostilité à l’égard des acteurs, au contraire. Si je le pouvais, j’en emploierais certains que j’admire, mais il se trouve qu’ils ont beaucoup plus de mal à ne pas jouer que les gens de la rue à être simples (encore que bien des gens dans la vie jouent la comédie, surtout les enfants). Mais surtout, mon système permet, en se donnant beaucoup de mal, de trouver chez l’interprète non pas une ressemblance physique, mais une ressemblance morale, si bien qu’à partir du moment où il prendra part au travail du film, il n’aura qu’à être lui-même.
Cahiers du cinéma — Je crois que ce que dit M. Bresson est très vrai, car nous sommes ici dans un endroit où les films se transforment en pièces de théâtre, c’est-à-dire où l’on applaudit les numéros d’acteurs, ou bien chaque fois qu’un ton est plus haut que l’autre, qu’une image est plus haute que l’autre. Et si Un condamné à mort s’est échappé a été le plus applaudi à la fin, c’est le seul film à ne pas l’avoir été en cours de projection.
R.B. — Oui, on a voulu faire du cinéma un théâtre photographié qui n’a pas du tout le brillant du théâtre puisqu’il n’y a même plus la présence physique, la présence en chair et en os. Il y a simplement des ombres, des ombres de théâtre.
Cahiers du cinéma — Ne croyez-vous pas que, pour devenir comédien, il faille un certain nombre de traits qui font que tous les comédiens se ressemblent et qu’on finit par ne plus trouver de “têtes”, de personnages que dans la vie?
R.B. — En effet. Pour un acteur, il ne faut plus être soi-même, il faut être un autre. Il se passe alors une chose bizarre: cet appareil qu’est la caméra prend tout, c’est-à-dire quelle prend l’acteur qui est lui-même et un autre à la fois. Si on veut bien regarder cela de très près, on voit qu’il y a du faux, le résultat n’est pas vrai. Au cinéma, dès que c’est vrai, on touche, et on touche tellement fort qu’au fond, on peut toucher avec des riens, avec des choses très subtiles.
Cahiers du cinéma — N’est-ce pas parce que certains réalisateurs cherchent des personnages qu’on voit dans la vie, mais qu’on ne trouve pas dans le monde des comédiens, qu’ils sont amenés à prendre des interprètes non professionnels?
R.B. — Bien sûr. Seulement, ce qui rend la chose presque infaisable, c’est que le cinéma est maintenant parti: c’est un engrenage, une sorte d’institution ayant ses équipes d’acteurs qui deviennent d’ailleurs des équipes internationales. Au fond, on ne fait plus de films qu’avec sept acteurs pour le monde entier.
Cahiers du cinéma — Ne croyez-vous pas que tous vos personnages vous ressemblent?
R.B. — Comment voulez-vous qu’ils me ressemblent? Chaque être humain est tellement unique. Mes personnages me ressemblent dans la mesure où ils épousent ma façon de voir, de sentir. C’est par là, je crois, qu’un auteur de films peut montrer sa personnalité. Comment la montrerait-il sans cela?
Mais je crois que vous pensez tous à un cinéma qui est un spectacle. Or, le cinéma n’est pas un spectacle, c’est une écriture, une écriture par laquelle on essaye de s’exprimer avec d’horribles difficultés parce qu’il y a tant de choses entre vous-même et l’écran. Il faut remuer tant de montagnes, tant de chaînes de montagnes que vous faites ce que vous pouvez pour arriver à vous exprimer. Mais vous ne pouvez changer l’être intime de l’interprète. Un regard authentique est une chose que vous ne pouvez inventer. Quand vous l’attrapez, c’est admirable. Admirable aussi une certaine expression que vous n’avez pas voulue. Il faut se faire des surprises avec les interprètes. Alors, vous avez des choses extraordinaires. Mais si vous prenez un acteur, vous n’avez aucune surprise. C’est bien pourquoi les distributeurs et les producteurs les prennent.
En réalité, ce qui est beau dans un film, ce que je cherche, c’est une marche vers l’inconnu. Il faut que le public sente que je vais vers l’inconnu, que je ne sais pas à l’avance ce qui va arriver. Je ne le sais pas parce que je ne connais pas à fond mon interprète, bien que je l’aie choisi avec autant de précautions que possible. C’est merveilleux de découvrir un homme au fur et à mesure que l’on avance dans un film, au lieu de savoir à l’avance ce qu’il sera… qui, en fait, ne serait rien que la fausse personnalité d’un acteur. Dans un film, il faut avoir ce sentiment d’une découverte de l’homme, d’une découverte profonde. En tout cas, la donnée, c’est la nature, l’homme. Ce n’est pas l’acteur. Il faut revenir à la nature. Il faut beaucoup chercher, avoir les moyens de chercher plus.
Cahiers du cinéma — À ces acteurs non professionnels, vous donnez peut-être le goût de devenir comédien?
R.B. — Non, justement pas. Je donne le goût de ne pas devenir comédien.
Cahiers du cinéma — Monsieur Leterrier, aviez-vous pendant le tournage d’Un condamné à mort s’est échappé le sentiment de vous exprimer totalement ou d’être entre les mains d’un être qui vous transformait complètement?
François Leterrier — J’avais le sentiment d’être très circonscrit, très dirigé tout simplement.
R.B. — Ce n’est pas difficile à comprendre… Il ne faut pas croire qu’on arrive au vrai par le vrai. J’essaye d’arriver au vrai par quelque chose de… mécanique, si vous voulez. Ce sentiment qu’a Leterrier d’avoir été manoeuvré par moi est dû à cette mécanique nécessaire pour arriver à quelque chose de beaucoup plus vrai.
Cahiers du cinéma — Avez-vous cherché, en quelque sorte, à révéler François Leterrier à lui-même, à travers votre film, ou à l’intégrer à votre film selon votre propre conception?
R.B. — Les deux… C’est-à-dire j’invente ce qu’il est. Mais avant de tourner, nous nous voyions tous les jours, nous parlions et j’étais sûr de ne pas me tromper, d’avoir trouvé, avec lui, le personnage que je cherchais. Cela a duré très longtemps. Cela ne s’est pas décidé dans un bureau, par un coup de téléphone donné à quelqu’un qu’on ne connaît pas, mais à la suite d’une fréquentation constante.
Cahiers du cinéma — Voilà qui me permet de poser une autre question. Combien de temps vous a-t-il fallu pour la préparation et le tournage d’Un condamné à mort s’est échappé?
R.B. — Cela a été assez rapide. J’ai eu le temps d’y penser pendant six mois environ, sans travailler. Je crois que j’ai écrit le dialogue en deux mois et demi ou trois mois. J’ai eu une chance extraordinaire, parce que j’ai pu préparer le film et trouver tout le monde en deux mois et demi ou trois mois, je ne me rappelle plus bien. J’ai tourné à peu près dans le même temps, c’est-à-dire deux mois et demi, et j’ai fait le montage en trois mois environ. C’est rapide pour moi.
Cahiers du cinéma — Le mysticisme, que beaucoup d’entre nous voient dans votre film, l’y avez-vous mis, s’est-il introduit en dehors de votre contrôle, ou est-ce qu’à votre avis il n’y est pas?
R.B. — Je ne sais pas ce que vous entendez par mysticisme… Ce que vous appelez mysticisme doit venir de ce que, moi, je sens dans une prison, c’est-à-dire, comme le second titre — Le vent souffle où il veut — l’indique, ces courants extraordinaires, la présence de quelque chose ou de Quelqu’un, appelez cela comme vous voudrez, qui fait qu’il y a une main qui dirige tout. Les prisonniers sont très sensibles à cette atmosphère curieuse qui n’est d’ailleurs pas du tout une atmosphère dramatique: cela se place à un niveau beaucoup plus haut. Il n’y a pas de drame apparent dans une prison: on entend fusiller les gens, mais on ne fait pas de grimaces pour cela. C’est normal, cela fait partie de la vie de la prison. Tout le drame est intérieur.
D’un point de vue tout à fait concret et matériel, j’ai cherché, bien sûr, à mettre dans les contacts entre prisonniers cette chose curieuse: simplement parce qu’on s’est dit trois mots, tout à coup toute la vie est changée. C’est comme cela dans les prisons.
Cahiers du cinéma — Pourquoi avons-nous pour tous les personnages une idée de leurs antécédents, de leurs rapports avec le monde extérieur, sauf pour le personnage central qui n’est rattaché à rien?
R.B. — Il n’est rattaché à rien parce que nous sommes avec lui. Ce qui nous donne d’ailleurs cette impression d’être avec lui, c’est peut- être qu’au fond, nous n’en savons pas plus que lui sur lui-même.
Cahiers du cinéma — Est-ce pour cette raison que vous avez supprimé tout ce qui se passe après l’évasion dans le récit original?
R.B. — Oh non ! C’est pour une simple raison de composition. Il fallait que ce soit rond: cela devait commencer là et se terminer là. Sans cela, on pouvait continuer à l’infini et raconter les aventures de Devigny en Algérie. Mais il y a des exigences de composition, un rythme à suivre, un moment où l’on doit s’arrêter. Lorsqu’un menuisier fait une table, il finit par la raboter, le pied vient à tel endroit. Tout se construit d’une façon qui ne peut être changée.
Il faut faire des films comme on écrit, c’est-à-dire avec des sentiments. Ce qui est si difficile dans le cinéma, c’est d’arriver à s’exprimer, à faire sentir ce que l’on sent, au lieu de faire une histoire, un spectacle si vous voulez, bien ou mal composé.
Cahiers du cinéma — Vos quatre films sont tirés d’œuvres existant auparavant. Mais l’argument de départ n’a pas beaucoup d’importance? R.B. — Si ce n’est que cela nous aide, nous, auteurs de films, à nous entendre à l’avance sur ce que l’on va développer, au lieu de nous mettre à un travail qui est long, très long pour moi, sans aucune garantie. C’est un peu une paresse.
Cahiers du cinéma — Éprouvez-vous la nécessité de créer un jour une œuvre entièrement par vous-même?
R.B. — J’ai écrit de toutes pièces le film que je vais faire, et le suivant aussi.
Cahiers du cinéma — Une chose a beaucoup impressionné les gens: l’ellipse de la mort de la sentinelle, qui fut considérée comme un effet. L’avez-vous faite parce que vous vous refusez à filmer la mort — on ne voyait pas non plus celle du curé de campagne — ou bien parce que ce n’était qu’un détail de l’évasion?
R.B. — Je ne peux pas répondre directement à cette question. Je vous dirai simplement que, si j’avais montré la mort de la sentinelle, le film aurait tout à coup été décalé par rapport à ce qu’il était avant. Il ne faut pas se tromper dans ce qu’on montre et dans ce qu’on ne montre pas, surtout dans ce qu’on ne montre pas. C’est venu de ma façon de voir et de sentir.
Cahiers du cinéma — Mais n’avez-vous pas une certaine répugnance à filmer la mort?
R.B. — Le sujet n’est pas dans ces mains qui étranglent. Il est ailleurs, dans ces courants qui passent.
Cahiers du cinéma — Souhaitez-vous être suivi? Souhaitez-vous l’avènement d’une école Bresson?
R.B. — Non. Une école, sûrement pas. Mais je souhaiterais ne pas être seul pour arriver à sortir de cette ornière. Cela m’arrangerait beaucoup parce que c’est très difficile de rester seul. Je ne peux pas me défendre… encore que je ne lutte pas tellement.
Cahiers du cinéma — Mais des films essayant de ressembler aux vôtres, sans les singer, et n’y parvenant pas parce que c’est très difficile, vous mettraient probablement plus en colère que les mauvais films courants?
R.B. — Oui… oui, sans doute.
Cahiers du cinéma — Avez-vous des rapports avec des auteurs de films?
R.B. — Hélas !… Maintenant, je dois dire que c’est ma faute, parce que je ne vais pas voir leurs films. Mais je ne peux pas les voir parce que je sens la faute commise et je me dis que je serais complice. Ce n’est pas du tout que ces films n’aient pas d’intérêt, au contraire. Il y a de l’invention dans tous les films, mais moi, personnellement, je ne peux pas les supporter. Vous voyez, je souhaite vraiment beaucoup, non pas qu’on fasse des films à ma manière, mais qu’on change de champ, que le cinéma cesse d’être du théâtre photographié. C’est tout.
Cahiers du cinéma — Vous pensez que chaque film est un échec?
R.B. — Du point de vue du théâtre filmé, c’est très bien. Du point de vue cinématographique, c’est un échec total.
Cahiers du cinéma — Que pensez-vous d’Alfred Hitchcock?
R.B. — Je n’ai pas vu ses films.
Cahiers du cinéma — Avez-vous un sentiment de malaise en voyant les films de Dreyer?
R.B. — J’ai vu La Passion de Jeanne d’Arc il y a deux ans. Alors là, le malaise est très grand. Je comprends qu’à son époque ce film ait fait une petite révolution, mais maintenant, je ne vois plus chez tous les acteurs que d’horribles pitreries, des grimaces épouvantables qui me font fuir.
Un moyen d’expression neuf
Entretien avec Robert Bresson”, Unifrance Film, n° 45, décembre 1957
Le prochain film de Robert Bresson sera un Lancelot du Lac. Mais pour Robert Bresson, parler de Lancelot, c’est d’abord évoquer les problèmes que pose à ses yeux le cinématographe.
Robert Bresson— L’admirable cinématographe, moyen d’expression neuf, n’a pas encore trouvé ses poètes. Rien en cela qui surprenne dans une époque de désordre, d’anarchie, d’insensibilité à l’égard des formes. Pourtant, il faudra bien un jour arriver à s’exprimer par le cinématographe comme on s’exprime par le pinceau ou par la plume. Un film doit être l’œuvre d’un seul et faire entrer le public dans le monde de ce seul, je veux dire dans un monde qui lui est propre. J’ai une haute idée du cinématographe. Il m’est impossible d’imaginer qu’il restera éternellement un moyen de reproduction (théâtre photographié) au lieu d’être un moyen d’expression.
Unifrance Film — À votre avis, une équivoque pèse donc à l’heure actuelle sur le cinéma?
R.B. — Lorsqu’un film fonde son expression sur la mimique, les gestes, les “effets” des acteurs, il utilise les moyens du théâtre et non les moyens du cinématographe. La caméra se borne alors à reproduire tristement cette mimique, ces gestes, ces “effets”, comme un appareil de photo reproduit la toile d’un peintre ou une sculpture. Mais la photo d’une toile ou d’une sculpture n’est pas cette toile ou cette sculpture. Elle ne crée rien.
Unifrance Film — Quels sont pour vous les moyens propres du cinématographe?
R.B. — Des rythmes. Et en même temps des rapports, des croisements de rapports, des répétitions, des chocs, des échanges entre une image et une image, entre une image et toutes les images, entre une image et un son. Mais pour que ce système porte ses fruits, il est nécessaire que tous les éléments mis en œuvre appartiennent à un monde cohérent. Je l’ai répété mille fois: il n’y a aucun rapport possible entre un acteur qui joue et un arbre. Le désordre et la confusion régnent. N’avez-vous pas lu ou entendu dire qu’un film, parce qu’il était dénué de paroles, était du “cinéma pur”? Il me semble que pour qu’un film soit pur il faut avant tout qu’il ne mélange pas le faux avec le vrai. À cette seule condition, le cinéma est une machine puissante. Il peut aller jusqu’à l’écrasement. Que je l’estime propre à peindre les nuances de l’âme et du cœur, c’est une autre question qui nous entraînerait trop loin.
Unifrance Film — C’est pour éviter le mélange dont vous venez de parler que vous avez renoncé, dans Un condamné à mort s’est échappé, à faire appel à des comédiens professionnels. Il en sera, je pense, de même dans Lancelot du Lac?
R.B. — Oui. J’ai déjà trouvé un certain nombre d’hommes et de femmes admirables parmi lesquels je choisirai au dernier moment mes personnages. Ce qui est important pour moi, ce n’est pas le type physique, c’est la ressemblance morale. Cette ressemblance n’apparaît pas immédiatement.
Unifrance Film — Pourquoi avez-vous choisi Lancelot du Lac comme sujet de film?
R.B. — Sait-on pourquoi on choisit un sujet?
Unifrance Film — Est-ce à Chrétien de Troyes que vous avez emprunté votre histoire?
R.B. — Je n’ai emprunté à Chrétien et aux romans de la Table ronde qu’une situation et quelques personnages.
Unifrance Film — Ne craignez-vous pas d’être gêné par la reconstitution historique et le pittoresque moyenâgeux qu’implique ce sujet?
R.B. — Je leur échappe autant que je peux. Il est vrai que mes chevaliers porteront l’armure. Mais j’ai écrit mes dialogues dans une langue aussi directe que possible et j’espère que mes décors et mes costumes passeront inaperçus… Pour moi, le réalisme n’est pas une fin mais un moyen.
Unifrance Film — Lancelot sera-t-il un film en couleurs?
R.B. — J’y ai renoncé. La couleur extériorise. Elle distrairait le public de l’essentiel de mon film.
Unifrance Film — Avez-vous décidé de l’endroit où vous tournerez?
R.B. — Oui, au château de Noirmoutier et dans une forêt de Vendée.
Unifrance Film — Et pour la musique?
R.B. — Je ferai probablement encore appel à Mozart.
C’est sur ce mot, sur ce nom, que se termine notre entretien avec un réalisateur dont Jean Cocteau a dit qu’il était “à part dans ce métier terrible”.
“À part”, Robert Bresson l’est en effet. Parce qu’il est un poète et que les poètes sont toujours seuls.
Tiré de: Bresson par Bresson. Entretiens 1943–1983, rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013, pp. 59–72