Bresson par Bresson: Quatre nuits d’un reveur
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L’art n’est pas un luxe, mais un besoin vital
Le Monde, 11 novembre 1971
Yvonne BABY — Robert Bresson, pourquoi vous, si personnel, vous inspirez-vous de temps en temps d’œuvres littéraires?
Robert BRESSON — Je ne suis pas un écrivain, je ne suis pas un intellectuel. À dix-sept ans, je n’avais rien lu et je ne comprends pas comment je suis arrivé à passer mon bachot. Ce que je recevais de la vie, ce n’était pas des idées traduites en mots, c’était des sensations. Musique et peinture — formes, couleurs — étaient pour moi plus vraies que tous les livres connus. Un roman à cette époque me paraissait une farce. Plus tard, avec quel appétit, tellement j’en avais besoin, je me suis jeté sur Stendhal, sur Dickens, sur Dostoïevski en même temps que sur Mallarmé, Apollinaire, Max Jacob, Valéry. Montaigne et Proust — pensée, langue — m’ont prodigieusement frappé.
Il est bon d’aller aux personnes et aux choses directement, sans passer par les livres. Cependant, me servir d’une adaptation comme base me fait gagner beaucoup de temps. Pourquoi un film original serait-il écrit plus rapidement qu’un roman? Enfin, je peux m’entendre immédiatement avec un producteur sur un roman ou sur une nouvelle, alors que je risque d’avoir travaillé pour rien, si mon travail sur papier ne plaît pas ou n’est pas compris.
Il me semble, chaque fois que j’entreprends un film, que le producteur s’en fait une idée fausse bien arrêtée, pendant que moi je m’en fais une idée vague. L’argent aime tout savoir d’avance. Le producteur, comme le distributeur, est souvent un joueur qui n’aime pas le risque.
Y.B. — Dans Quatre nuits d’un rêveur, vous revenez à Dostoïevski après Une femme douce.
R.B. — Parce qu’il traite de sentiments et que je crois aux sentiments. Parce que tout chez lui, sans exception, est juste. Je ne me permettrais pas de toucher à ses grands romans — d’une beauté formelle parfaite — qu’on a utilisés au théâtre, ce qui m’a toujours choqué. Mais il se trouve que les deux nouvelles d’où j’ai tiré Une femme douce et Quatre nuits d’un rêveur n’ont pas cette perfection. Elles sont vraiment bâclées, ce qui m’a permis de m’en servir sans me gêner au lieu de les servir.
On pourrait me reprocher que Quatre nuits d’un rêveur n’emporte pas grand-chose, mais je crois au contraire qu’un petit sujet est capable d’avoir souvent des combinaisons plus profondes qu’un grand sujet.
Y.B. — Et Bernanos?
R.B. — Le film Journal d’un curé de campagne fut une commande. Après lecture du roman, j’ai refusé; mais un mois plus tard, je me suis trouvé très flatté de cette confiance qu’on me faisait et une deuxième lecture plus approfondie me fit apparaître, en même temps que des passages que je pouvais supprimer, d’autres passages qui me semblaient éclatants. Mais l’adaptation que j’en ai faite, extrêmement proche du livre (j’étais beaucoup plus gêné par Bernanos mort — il venait de mourir — que je ne l’aurais été par Bernanos vivant), fut incomprise du producteur et je dus perdre plus d’un an pour en trouver un autre. Exemple de malentendu au départ entre un producteur et moi.
Y.B. — Mouchette?
R.B. — Ni la foi ni le style de Bernanos ne sont les miens, mais je trouvai dans ce livre des éclairs extraordinaires. Je craignais un sujet trop facilement dur et désespéré, si l’on prend le suicide de la petite fille comme une fin, alors qu’au contraire ce suicide vient d’une attirance pour le Ciel.
Y.B. — Bien sûr, vous êtes croyant.
R.B. — Oui. Les incroyants ne me gênent pas. Tout pour eux vient de la terre et se fait sur la terre. On réfute dans ce monde des choses dont la connaissance n’est pas de ce monde. Le clergé imprégné de matérialisme, lui, me gêne, et aussi ces messes qui détournent de l’adoration de Dieu par des cantiques imbéciles, braillés ou non braillés.
Je crois que les grands artistes — musiciens, peintres, sculpteurs, architectes — ont au moins autant fait pour l’Église que les Pères de l’Église. Croire que pour toucher les masses il ne faut point d’art est un lieu commun très répandu. Il est curieux de voir que l’art fait partie de ce luxe dont l’Église veut se débarrasser. Je pense en particulier à la suppression du grégorien et de toute la grande musique religieuse. D’ailleurs on ne peut pas dire ce qui dans l’art produit l’effet du divin. L’art n’est pas un luxe, mais un besoin vital.
L’idée de film d’art, de “salle d’art” est une idée creuse. Je n’arrête pas de m’étonner que cette extraordinaire caméra qui nous tombe du ciel, on l’emploie pour attraper du factice. Alors quelle est capable d’attraper du vrai, je veux dire du réel, que non seulement nous ne faisons quelquefois qu’entrevoir, mais même que nous ne voyons pas et que nous ne verrons que plus tard. Mais pourquoi aller chercher au théâtre, qui est l’art de la contrefaçon, la matière première des films?
Y.B. — Revenons à vos Quatre nuits d’un rêveur.
R.B. — J’étais en train d’écrire un sujet original quand une somme d’argent m’a été proposée pour faire un film rapidement. Je me suis rappelé la nouvelle que j’avais lue autrefois et je l’ai adaptée très vite.
La nouvelle traite d’amour et de jeunesse. Cet amour et cette jeunesse de Dostoïevski me paraissaient prodigieusement actuels. Il n’est pas, chez lui, question de l’angoisse de la jeunesse d’aujourd’hui, cependant les sentiments m’y semblent avoir, dans un certain sens, la complexité d’un amour de jeunesse actuel.
J’aurais aimé pouvoir traiter du sacrifice de ces garçons et de ces filles qui cherchent dans la non-action une sorte de salut, qui s’interdisent une société scandaleusement fondée sur l’argent et le profit, sur la guerre et la peur. Mon cœur va constamment vers eux, et je voudrais bien qu’ils soient le sujet de mon prochain film.
De tout temps, les États ont péri par le trop grand nombre d’hommes. La surpopulation a toujours été regardée comme un fléau. On ne peut pas vivre en se marchant sur les pieds. Vous savez qu’il existe, dans je ne sais quel pays du Nord, une espèce de rats qui se reproduisent à toute vitesse et qui, quand ils commencent à se marcher sur les pieds, vont tous ensemble se précipiter du haut des falaises dans la mer.
Y.B. — Vous êtes pessimiste?
R.B. — Je suis pessimiste quand il s’agit du désordre des idées, et des forces inconnues qui nous manœuvrent, contre lesquelles cent Jean-Jacques Rousseau réunis et tout-puissants ne pourraient rien.
C’est drôle ce que prophétisait Baudelaire, dans Fusées il y a plus d’un siècle: “La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou antinaturelles des utopistes ne pourra être comparé à ces résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes puisque se donner encore la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareille matière. […] Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale et que les gouvernants seront forcés pour se maintenir, et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à ces moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie? Alors le fils fuira la famille non pas à dix-huit ans mais à douze…” (Charles Baudelaire, “Fusées”, dans Œuvres complètes, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1963.
Mais j’aime quand même faire confiance à l’homme et vivre avec mon temps.
Y.B. — Qu’appelez-vous vivre avec son temps?
R.B. — C’est respirer de l’essence, avoir les oreilles tuées par le fracas des rues, ne voir que des maisons devant soi et des gens furieux qui s’agitent sans propos! Mais il y en aura bientôt assez, pour nous tous, de cette existence des villes avec sa brutalité, sa muflerie… Passons.
Y.B. — Votre idée du public?
R.B. — Je ne me demande jamais si les choses que je fais plairont à la foule, ou l’écarteront. Je me demande si elles sont bien ou mal faites. Si elles “portent”. C’est sur moi que j’en fais l’essai. Il est amusant que ceux qui prétendent connaître le public — ou leur public — s’alignent toujours sur le spectateur le plus sot. Avant la guerre, un peintre n’avait aucune notion du public et ne cherchait pas à en avoir une. Il était silencieux et n’éprouvait pas la nécessité de s’expliquer.
Je considère mes films comme des exercices, des tentatives, des efforts vers quelque chose que j’essaie de discerner mais qui, chaque fois que je crois m’en approcher, recule. Je souffre de ne pas travailler avec mes mains. J’aime regarder mes films comme des objets.
Ce qui est peu connu dans notre travail de films, c’est la pauvreté. Pauvreté dans le sens d’une toile de sac à côté d’une étoffe de soie, et dont parlait Mozart quand il écrivait — je cite de mémoire — à propos de quelques-uns de ses concertos: “Ils tiennent le juste milieu entre le trop difficile et le trop facile… […] Ils sont brillants mais ils manquent de pauvreté.”
Aussi triste que soit la chute actuelle des films, on s’aperçoit que le cinéma n’arrête pas de briller et que par lui — tout à fait paradoxalement et je ne sais comment — les arts un peu fatigués pourraient faire une nouvelle carrière.
Entre le bleu et le marron
“Entretien avec Robert Bresson”, Écran 72, avril 1972
Claude BEYLIE — Votre approche du réel, dans Quatre nuits d’un rêveur plus que dans aucun autre de vos films, ne procède-t-elle pas de la peinture?
Robert BRESSON — J’essaie de m’approcher, de plus en plus près… Mais vous savez, tout, personnes et choses, se dérobe facilement. Je fais ce que je peux… Et aussi j’essaie de faire passer sur l’écran ce que je ressens, impressions, sensations… Cela dit, on peut difficilement avoir été peintre et ne plus l’être. La peinture m’a appris à… fuir la peinture dans les films.
C.B. — À fuir le pittoresque?
R.B. — Oui, à me méfier du carte-postalisme qui règne, surtout depuis la couleur. Les gens s’extasient. Mais faire de la belle photo, c’est toujours au détriment de l’essentiel. Il est possible, d’un autre côté, que la peinture me serve, d’une certaine manière, pour la composition des images.
C.B. — Quatre nuits d’un rêveur est parsemé de ce que l’on pourrait appeler des “natures mortes”: compotier, pot de peinture, portes, etc. Quelle est exactement la fonction de ces objets dans la structure du film?
R.B. — Les objets prennent une place importante dans notre vie, que nous nous en apercevions ou non. “Les objets nous suivent comme des chats”, dit un personnage de Cocteau dans je ne me rappelle plus laquelle de ses pièces. Les objets autour de nous contiennent beaucoup de nous-mêmes, et aussi des autres… La croyance que l’âme des morts s’enferme dans des roches, dans des arbres, etc., est vivace dans certains pays.
C.B. — Un monde sans objets serait le désert?
R.B. — Il faudrait nous changer en anachorètes.
C.B. — Vous avez traité presque tout le film (la séquence prégénérique exceptée) en couleurs froides.
R.B. — Je me suis beaucoup interrogé, avant de tourner, sur la couleur de mes nuits. J’avais le choix, étant donné la non-obéissance de la pellicule, entre le bleu (les tons froids) et le marron (les tons chauds). J’ai essayé de rester entre les deux, plutôt du côté du bleu ou du vert. Le phénomène du chaud et du froid en peinture existe de la même façon dans les films. Les tons chauds viennent en avant…
C.B. — … alors que dans les séquences nocturnes, les objets reculent. On a l’impression alors de pénétrer dans un monde de rêve, comme le titre l’indique.
R.B. — Si j’ai introduit la notion du rêve dans le titre, c’est pour qu’il soit bien entendu, malgré des moyens ultrasimples et rapides, que ce que le héros du film, Jacques, dictera au magnétophone relève de l’illusion et non pas de la réalité. Évidemment, je n’ai pas voulu ni prétendu faire des images féeriques.
C.B. — Les toiles de Jacques sont cependant très insolites, et vous les montrez longuement.
R.B. — J’avais préparé moi-même des toiles pour les séquences dans l’atelier, mais je ne m’en suis pas servi. Une jeune femme peintre, Anne-Elia Aristote, a mis très généreusement son atelier à ma disposition, du jour au lendemain (j’avais des difficultés d’organisation et de financement), et cela lui a fait plaisir que je fasse figurer ses toiles au lieu des miennes.
C.B. — Ce qu’il y a d’étonnant dans ces peintures, c’est que les visages y sont remplacés par de grandes taches de couleur. On dirait que Jacques est ainsi, tout au long du film, à la recherche de sa couleur, et qu’il la trouve enfin au dernier plan.
R.B. — Je n’avais pas prévu la drôle d’impression qu’elles vous feraient. Je n’aime pas les symboles. Je ne les repousse pas systématiquement, mais je ne les souhaite jamais. Souvent, j’en suis inconscient.
C.B. — Il y a pourtant certains “signaux” colorés que vous prévoyez certainement à l’avance. Je songe à ce plan où l’on voit, sans raison apparente, une femme en robe rose-mauve passer sur le trottoir, et cette même couleur se retrouve exactement au plan suivant.
R.B. — Ce n’était pas prévu. Je tourne autant que je peux en improvisant, c’est le hasard qui m’en a donné l’idée: j’ai sauté dessus. Quand une couleur à la fin d’un plan peut se retrouver, d’une façon ou d’une autre, dans le début du plan suivant, je me dépêche de lier ces deux plans de cette manière. Il faut se servir des hasards, les désirer, les provoquer. Il est même utile de réserver d’avance aux hasards un certain pourcentage du film. Nos coups heureux sont dus presque toujours à des hasards contrôlés… ou non contrôlés.
C.B. — Il y a dans Quatre nuits d’un rêveur des séquences chargées, caricaturées: la visite du peintre abstrait chez Jacques, la séance de cinéma…
R.B. — Ces charges ne seront bientôt plus des charges. Le temps galope… Le jargon du jeune visiteur peintre abstrait, en un an, est devenu presque naturel. Le film dans le film (le film des gangsters) n’est plus, pour beaucoup de gens, une charge. Notre époque brouille, remet en question, détruit…
C.B. — Ce qui me frappe, c’est que, même dans ces charges, vous restez fidèle à vous-même. Lorsque, par exemple, vous faites dire au peintre: “Plus les taches sont petites, plus grand est le monde qu’elles suggèrent.”
R.B. — Bien sûr… Il faut viser à faire le plus possible avec peu. Mais ce serait trop simple si plus on supprimait, plus on créerait. Il est pourtant vrai que créer, c’est enlever plutôt qu’ajouter. L’important, le difficile dans cet art des images, c’est d’arriver à ne pas montrer, à ne pas représenter, mais à suggérer. Le théâtre est tout à fait autre chose, et c’est pourquoi le mariage théâtre-cinéma actuel est une stupidité.
C.B. — Quant au film des gangsters, il comporte au moins un plan — celui des mains crispées sur le sol, près du revolver et de la tache de sang — qui pourrait parfaitement s’insérer dans un de vos “vrais” films, en mettant seulement à part une certaine outrance.
R.B. — Vous avez raison de me poser cette question. Mon ami Ghislain Cloquet, qui n’est pas le chef opérateur des Quatre nuits d’un rêveur, mais qui m’a rendu service pour cette séquence de gangsters que j’ai tournée quelque temps après le film, m’a suggéré de changer de style. Il avait raison. J’ai essayé, mais je n’ai pas réussi.
C.B. — Vous avez, comme d’habitude, recherché une certaine lenteur…
R.B. — Plusieurs personnes m’ont dit que j’étais rapide au contraire, et récemment encore, un critique américain. Il n’y a pas vraiment contradiction. Il peut y avoir une lenteur apparente et en même temps une rapidité dans l’évolution des sentiments. Mon explication n’est peut-être pas très claire. Pour la comprendre, il faut entrer dans le domaine du suggéré, du non-dit, de la non-mimique, de la non-musique d’accompagnement…
C.B. — Prenons le plan très lent du bateau-mouche entrant sous le pont…
R.B. — C’est une autre lenteur. Elle veut être bizarre, insolite, nostalgique. Peut-être ai-je tiré inconsciemment ce lent glissement du bateau d’un souvenir. Fait prisonnier pendant la guerre, j’étais entré en Allemagne en remontant le Rhin sur le pont d’une péniche, jour et nuit… Dans le film, j’ai presque supprimé le mouvement de l’image pour donner l’avantage à la musique à ce moment-là, et que celle-ci ait le temps de produire son effet. L’effet général vient d’une combinaison entre le rythme du bateau et celui de la musique.
C.B. — On n’a pas l’impression qu’il y ait dans vos films de “personnages”, au sens habituel du terme…
R.B. — Il se peut que je pense moins à des personnages qu’à des caractères. Là encore, je m’en remets beaucoup au hasard, et en même temps à la caméra, qui attrape non des acteurs, mais des hommes, avec leurs bizarreries, leurs inconséquences imprévisibles. Les personnages que nous couchons sur papier sont tellement raides, tellement tout d’une pièce… Je préfère partir d’un schéma (le scénario) et me laisser conduire par la caméra… où je veux aller.
C.B. — Vous insistez beaucoup sur les fabulations de Jacques dictées au magnétophone. Or, ces phrases contrastent étrangement, par l’espèce d’univers magique qu’elles évoquent (un peu à la Julien Gracq), avec le réalisme quotidien où baigne tout le reste.
R.B. — Je les ai faites un peu littéraires, un peu différentes du langage de la vie, pour échapper à une vulgarité et à une sentimentalité possibles.
C.B. — Pourquoi Marthe dit-elle à Jacques: “Il faut que nous soyons très intelligents”? N’y a-t-il pas conflit chez elle entre les pulsions de la chair et celles de l’esprit?
R.B. — “Très intelligents” pour ne pas tomber dans le piège de l’amour. Elle est plus lucide à ce moment que Jacques. Cela est dans le schéma aussi quelle se regarde nue dans la glace. Regards tout naturels (ou “tout nature”) et innocents, sinon purs. La lecture d’un livre érotique prêté par le locataire, j’aurais pu choisir un texte plus scabreux. L’attirance sexuelle de la jeune fille à travers une cloison, pour le locataire quelle n’a jamais vu, n’est pas non plus dans la nouvelle de Dostoïevski, où il n’y a pas une ombre d’érotisme.
C.B. — Cette intrusion de la sensualité est un thème assez nouveau dans votre oeuvre?
R.B. — Il est déjà dans Au hasard Balthazar.
C.B. — Avez-vous vu Nuits blanches de Visconti?
R. B. — Oui, quelque temps après avoir terminé Quatre nuits d’un rêveur. J’ai beaucoup admiré le décor vénitien du film et l’utilisation qui en a été faite par Visconti. Je n’ai pas compris dans quel but le héros de la nouvelle, timide, réservé, a été changé dans le film en coureur de jupons.
C.B. — À quelle époque avez-vous tourné les Quatre nuits d’un rêveur?
R.B. — En août et septembre 1970. Par malchance, il a fait très froid. Le tournage, la nuit dehors, a été très pénible et très compliqué. Le vacarme des autos sur le Pont-Neuf et dans les rues, les badauds encombrants. Mais ces difficultés n’ont pas été mon lot à moi seul.
C.B. — Actuellement, vous écrivez?
R.B. — Je pense à mon prochain film. J’accumule des notes. Je voudrais achever un petit livre technique sur le cinéma. Je ne trouve jamais le temps. Et puis les choses ne sont jamais finies. Je n’aime pas le mot fin.
Je cherche les surprises
Michel Estève, Robert Bresson, Seghers, 1974, p. 123-126.
Jean SÉMOLUÉ — Ce film a été tourné presque entièrement en extérieurs. Le plein air parisien a-t-il créé des inconvénients?
Robert BRESSON — Le vacarme des autos qui m’empêchait d’entendre mes interprètes, même à courte distance. La foule gênante, qui s’interposait. Le froid: certaines nuits, il faisait claquer des dents.
J.S. — Les extérieurs nocturnes ont-ils accru les difficultés en ce qui concerne la couleur?
R.B. — La nuit, la pellicule “couleur”, moins sensible que la pellicule “noir et blanc”, demande à chaque plan un éclairage supplémentaire. Lorsqu’on change l’appareil de place, il faut chaque fois, par des câbles électriques, amener la lumière jusque dans de nouveaux lointains. Il y a aussi une monotonie de la couleur bleue.
J.S. — Pourquoi avoir choisi le Pont-Neuf comme cadre de rencontre pour Quatre nuits d’un rêveur?
R.B. — J’habite sur les quais. La vie des bords de la Seine, la nuit, pendant l’été, le passage des bateaux illuminés me sont très familiers. Dans ce film, j’ai aimé retrouver, et faire éprouver, les impressions qu’ils me donnent. De plus, le Pont-Neuf et le jardin du Vert-Galant sont des lieux de rendez-vous des hippies, au milieu desquels je désirais tourner.
J.S. — Les hippies qui apparaissent dans le film sont authentiques, n’est-ce pas?
R.B. — Bien sûr.
J.S. — Dans vos deux derniers films, à travers le sujet principal se devine une sorte de prédilection pour certains lieux de Paris.
R.B. — Paris, pour moi, est un ensemble de lieux privilégiés que je connais bien et que j’aime. Je cherche à faire passer dans mes films le plus possible de ma propre expérience.
J.S. — Voyez-vous un climat fondamentalement différent entre des films de campagne, comme Mouchette ou Au hasard Balthazar, et les films parisiens?
R.B. — J’ai longtemps vécu à la campagne, mais je me méfie des “films paysans” qui échappent trop à la vie moderne. C’est pour cette raison que, dans Mouchette, j’ai introduit le roulement et le vacarme de gros camions routiers. Dans Au hasard Balthazar, j’ai mis autant d’autos que j’ai pu.
J.S. — Revenons à la couleur. A-t-elle posé des problèmes différents dans Une femme douce et dans Quatre nuits d’un rêveur?
R.B. — Les problèmes d’un film ne ressemblent jamais à ceux d’un autre film. Dans Quatre nuits d’un rêveur et dans Une femme douce, les prises de vues la nuit et les prises de vues le jour ne correspondent pas aux mêmes intentions. Dans Quatre nuits d’un rêveur, la longueur des nuits m’a obligé à faire attention. J’ai dû chercher une plus grande variété dans l’expression par la couleur.
J.S. — L’alternance des couleurs chaudes et des couleurs froides dans les séquences diurnes et nocturnes est une des beautés du film. L’avez-vous privilégiée, en tout cas voulue comme élément de composition?
R.B. — Comme en peinture, le phénomène du chaud et du froid a une grande importance dans la composition d’un film en couleurs. Il a une action sur la vie propre des personnages.
J.S. — Vous avez adapté coup sur coup deux nouvelles de Dostoïevski. Hasard? Affinité particulière?
R.B. — Une adaptation me fait gagner beaucoup de temps, en me mettant d’accord tout de suite avec un producteur sur un sujet. Pourquoi Dostoïevski? Parce que c’est le plus grand.
J.S. — Dans vos adaptations, à part le Journal d’un curé de campagne, il s’agit de nouvelles. Jugez-vous la nouvelle plus apte à la transposition que le roman, par son aspect plus dramatique, je ne dis pas plus théâtral?
R.B. — Je n’oserais pas toucher aux grands romans de Dostoïevski, d’une beauté formelle parfaite. Je ne pourrais pas m’en servir sans les desservir. Ils sont aussi trop complexes, trop vastes. Et ils sont russes. Les deux nouvelles que j’ai prises, j’ai pu m’en servir parce qu’elles sont plus simples, moins parfaites, écrites à la hâte. En outre, elles pouvaient changer de pays et d’époque.
J.S. — Vous avez fait de Jacques un peintre. Pourquoi?
R.B. — Une vie de peintre est proprement une vie de solitude et de repli sur soi-même.
J.S. — Bien que le film ne soit pas accompagné d’un commentaire, il met en avant le “je” du personnage principal.
R.B. — Mes efforts vont toujours vers une vie intérieure. La vie solitaire de Jacques s’y prêtait tout naturellement.
J.S. — Ce personnage frappe à la fois par certaines inhibitions et par son caractère ouvert.
R.B. — Inhibitions et caractère ouvert peuvent, bizarrement, aller parfois très bien ensemble.
J.S. — Guillaume des Forêts vous a-t-il amené à préciser certains aspects de Jacques? Ou l’a-t-il simplement illustré?
R.B. — Je laisse toujours la part la plus grande à l’inconnu. J’ai souvent dit que je cherche les surprises. Le personnage qui se construit devant la caméra, je voudrais qu’il soit composé, pour un peu, de ce que j’ai voulu qu’il soit, pour beaucoup, de ce qu’il m’apprend qu’il est.
J.S. — Dans tous vos films depuis plusieurs années, les interprètes ne sont pas des acteurs. Le spectateur a l’impression d’une grande homogénéité. Qu’en est-il lors du tournage?
R.B. — On est beaucoup plus sûr d’une homogénéité entre des non-acteurs qui ne jouent pas qu’entre des professionnels qui jouent. J’ai expérimenté qu’il est très difficile de mélanger professionnels et non-professionnels.
J.S. — Pour l’interprétation de ce film, avez-vous rencontré des difficultés particulières?
R.B. — Des difficultés, parce que nous tournions la nuit, dehors, dans le bruit. Des facilités, parce que mes interprètes avaient la souplesse et le génie de la jeunesse.
J.S. — Y a-t-il, depuis le Journal d’un curé de campagne, un film qui vous serve pour ainsi dire de modèle, de repère du moins, pour l’interprétation? Ou à chaque film vous faut-il repartir sur de nouvelles bases?
R.B. — Il est possible qu’avec Un condamné à mort s’est échappé j’aie eu l’impression de commencer à comprendre ce qu’il fallait faire. Cela n’empêche pas qu’à chaque film, il faut tout remettre en question.
J.S. — Les personnages jeunes n’étaient pas absents, il s’en faut, de vos premiers films. Mais depuis Au hasard Balthazar, ils sont vraiment très nombreux. Est-ce volontaire?
R.B. — Il est étonnant de voir ce qu’une caméra peut attraper chez des êtres jeunes, que ni leurs études ni la vie n’ont déformés.
J.S. — Cette fois, votre film est teinté de drôlerie…
R.B. — J’ai cherché à obtenir une drôlerie purement cinématographique, qui serait presque entièrement amenée par des rythmes.
J.S. — Marthe et Jacques surmontent leurs crises, à la différence de Marie dans Au hasard Balthazar, de Mouchette, de la femme douce. Avez-vous voulu cet optimisme, notamment à la fin du film, qui est vraiment une ouverture sur la vie?
R.B. — C’est drôle. Pour moi, cette fin est pessimiste ; d’un pessimisme non triste, et d’autant plus amer.
J.S. — Pourtant les dernières images montrent un jeune artiste au travail.
R.B. — Oui, mais ce travail, encouragé par des illusions, forme une fin ambiguë.
Tiré de: Bresson par Bresson. Entretiens 1943–1983, rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013, pp. 247–276