Bresson par Bresson: Procès de Jeanne d’Arc

Mario Mancini
46 min readJun 3, 2021

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Cette familiarite avec un surnaturel palpable

“Entretien avec Robert Bresson et Jean Guitton”, Études cinématographiques, n. 18-19, 3e trimestre 1962

Le 2 mars 1962, invités par l’association d’Hulst, Robert Bresson et Jean Guitton, auteur d’un récent essai sur Jeanne d’Arc, dialoguaient à bâtons rompus au centre catholique des intellectuels français. Mme Edwige Chevrillon, présidente de l’association d’Hulst, a eu la gracieuse amabilité de nous communiquer le texte de cet entretien.

Edwige CHEVRILLON — Robert Bresson, voulez-vous nous entretenir de votre film?

Robert BRESSON — Je vais vous dire ce qui m’a le plus frappé quand j’ai relu, en vue de ce film, la “minute” du procès de condamnation de Jeanne d’Arc.
Sa jeunesse, sa magnifique insolence devant des princes de l’Église et des savants prêts à l’envoyer au feu (“Passez outre!»; “Ce n’est pas de votre procès”, etc.). Tout au long de ces interrogatoires interminables, d’où elle sort moins épuisée que ses interrogateurs, je l’imagine lançant ses répliques obstinées du haut de ce deuxième étage qu’ont figuré certains peintres du XVe siècle sur leurs toiles: l’étage des choses spirituelles par rapport à l’étage du dessous, l’étage des réalités matérielles. Jeanne est loin de se douter de l’irritation quelle cause à ses juges. Mais qu’importe, puisque les jeux sont faits.
Son manque de prudence, et cette réplique: “J’ai eu la volonté de le croire”, plus étonnante, il me semble, que toutes les répliques fameuses, parce que la plus imprudente, celle qui risque d’être la plus incomprise de ces juges plus ou moins de bonne foi ainsi que d’une postérité facilement détractrice.
Sa pureté. Cet état de propreté, d’asepsie quelle réclamait d’elle-même et des capitaines et soldats sous ses ordres, état en dehors duquel elle savait que rien de grand, rien de glorieux ne saurait se faire.
Son échec (capture, bûcher). Cette loi générale du “Qui perd gagne”. Pour gagner, il faut perdre. Pis encore: est-elle morte avec le doute sur sa vocation, sur sa mission qu’ont cherché à lui mettre dans l’âme l’évêque et ses assesseurs — crime plus atroce encore que de la brûler?
L’analogie de sa passion avec la Passion du Christ.
M’ont frappé, comme vous le pensez bien, beaucoup d’autres choses, parmi lesquelles il me faut citer l’élégance de la langue quelle emploie. En répondant à ses juges, sans toucher à une plume, Jeanne a fait œuvre d’écrivain. Elle a écrit un livre, pur chef-d’œuvre de notre littérature. Ce livre est un portrait, le seul portrait qui nous reste d’elle. Il ne nous a été conservé ni peinture, ni dessin. Un dessin à la plume, qui s’est trop répandu, la représente en jupe, les cheveux pendants, tenant une énorme épée. Elle a les yeux exagérément écartés. Pas de menton. C’est un faux portrait. Il a été griffonné de chic, le jour de la délivrance d’Orléans, en marge d’un registre, à Paris, c’est-à-dire en zone occupée, par un greffier au Parlement, chargé de noter les événements quotidiens et qui n’avait vu et ne vit jamais Jeanne.
Lorsque l’été dernier, je préparais, puis tournais mon film, je n’avais pas uniquement la préoccupation de peindre Jeanne au moyen de ses propres paroles, j’avais aussi la préoccupation de la rendre actuelle. Remettre le passé au présent, c’est le privilège du cinématographe, pourvu qu’il fuie le style historique comme la peste. Avec le recul, je me rends mieux compte aujourd’hui de tout ce que mon film doit à Florence Delay, ainsi qu’à Jean-Claude Fourneau et à tous mes autres interprètes non professionnels.
Jean Guitton a dit tout à l’heure, par intuition, puisqu’il n’a pas encore vu mon film, que j’étais parvenu à un grand dépouillement. C’était pour me faire plaisir, car il sait la valeur que j’attache au dépouillement dans un domaine dont la pente glisse vers la surcharge, la complication et le désordre.
Le mécanisme du procès n’a pas eu besoin de ma part de beaucoup de retouches. Tout y est organisé pour le drame le plus sublime et le plus atroce. Je n’ai rien ajouté, sauf en ce qui concerne les immixtions de quelques assesseurs et de Warwick. J’ai pas mal retranché. La “minute” intégrale du notaire Manchon aurait été interminable à l’écran (elle comporte beaucoup de redites). De plus, un dialogue de film n’est ni un dialogue de théâtre ni un dialogue de roman. La parole doit y être comprimée à l’extrême, de sorte que l’image qui l’accompagne ne fasse pas pléonasme. J’ai supprimé les archaïsmes. Pas tous. J’en ai conservé quelques-uns pour ne pas appauvrir la couleur très particulière des répliques de Jeanne. Je n’ai rien expliqué. J’ai consacré assez de temps au travail préparatoire de conception. Je l’ai fait petit à petit, ce travail, de peur que je ne trahisse quelque chose. J’ai repoussé, comme d’habitude, toute psychologie théâtrale ou romanesque (l’image s’en charge), notamment en ce qui concerne Warwick et Cauchon, psychologie qui aurait faussé le ton et encombré le film.
J’ai échappé, je le répète, au style historique, qui n’est pas crédible. Un film n’est pas une pièce de théâtre. II doit être cru. Bref, j’ai fait en sorte que Jeanne soit aussi possible et vraisemblable — ou impossible et invraisemblable — quelle le fut alors.

Jean GUITTON — Comment commence le film? Comment finit-il?

R.B. — Il commence par le premier interrogatoire et finit par le bûcher.

J. G. — On voit la flamme?

R.B. — On la voit. J’étais persuadé qu’il valait mieux ne pas la voir, je veux dire la suggérer. Après l’avoir retirée, remise, puis retirée encore et remise, je l’ai finalement conservée. Quitte à changer demain.

J. G. — Vous avez dit que vos personnages n’auraient pas de couleur locale historique. Votre Jeanne est-elle intemporelle? Comment est-elle? Ses cheveux, son costume sont-ils actuels?

R.B. — Il y a un moyen d’estomper les cheveux, le costume, comme dans un dessin. Sa coupe de cheveux, son costume d’homme sont actuels, aussi simples que possible et ne tirant pas l’œil… Je me suis arrangé pour qu’on ne la voie pas en robe. Quant aux ecclésiastiques, Cauchon est en camail, comme un évêque de nos jours, les dominicains sont en dominicains.

Public — Et les soldats? Et les uniformes?

R.B. — Tantôt, je les mets dans l’ombre; tantôt, j’en laisse voir un dos, une main ou je fais seulement résonner leurs pas. Cet effaçage, cet estompement sont très importants, en effet.

Public — On ne voit pas de spectateurs en costumes du temps?

R.B. — Il y a dans mon film, pendant l’abjuration et à la fin, autour du bûcher, une foule considérable. La foule est là. Elle est présente. On la devine. On ne la voit pas. La vue nette d’une foule moyenâgeuse provoquerait une cassure ou bien évoquerait le théâtre et ses déguisements. J’ai conservé peu de Moyen Âge. Puisque Jean Guitton a parlé de “re-naissance”, j’aimerais que Jeanne naisse à partir de ce film.

J. G. — Comment avez-vous pu éviter l’impression de monotonie que laisse quelquefois la lecture du procès?

R.B. — Le problème était celui d’un film tout en questions et en réponses. Mais j’étais content de me servir de la monotonie comme d’un fond uni sur lequel se dessineraient clairement les nuances. J’avais plus à craindre la lenteur, la pesanteur du procès. Aussi j’attaque le film et je le continue dans un rythme très rapide. On peut écrire un film avec des croches et des doubles croches, parce qu’il est de la musique. Le cinématographe n’est pas là, les films ne sont pas là pour copier la vie, mais pour nous emporter dans un rythme dont leur auteur doit rester le maître. La vérité, il n’est pas bon de la chercher dans les faits, dans les êtres et les choses (le “réalisme” n’existe pas, du moins tel qu’on le conçoit), mais dans l’émotion qu’ils provoquent. C’est la vérité de l’émotion qui nous renseigne et nous guide.
Il me semble que l’émotion ici, dans ce procès (et dans ce film), ne devrait pas plus provenir de l’agonie et de la mort de Jeanne que de l’air étrange que nous respirons pendant quelle parle de ses Voix, ou bien de la couronne et de l’ange, comme elle le ferait de l’un de nous, et de ce verre et de cette carafe…
«Comment était cette couronne?
— Elle était d’or, avec des pierreries.
— L’ange qui l’apporta venait-il de haut ou venait-il par terre?
— De haut, je veux dire qu’il venait par le commandement de Notre Seigneur.
— Marchait-il depuis la porte?
— Il marchait.»
Ce que demandera saint Ignace, un siècle plus tard, cette familiarité avec un surnaturel palpable, le génie de Jeanne l’obtient sans l’ombre d’une difficulté. Saint Ignace ne savait pas qu’il était un saint, il est mort sans le savoir. Un trait extrêmement touchant, c’est que Jeanne, à dix-sept ans, a été l’objet d’un culte et quelle a lutté contre ce culte. La réponse à ses juges est admirable: «Beaucoup de gens venaient à moi, ils baisaient mes vêtements le moins que je pouvais. Mais les pauvres venaient parce que je ne leur faisais pas de déplaisir.»

Public — Avez-vous présenté Jeanne sous l’angle de la sainteté?

R.B. — Je la fais voir sous les angles où elle se peint elle-même. J’insiste sur le fait que j’ai rejeté, dans mon film, l’incertain pour ne garder que le certain. Je parle maintenant des derniers instants, là où la “minute” du procès de condamnation ne va pas plus loin et où il nous faut avoir recours aux témoignages du procès de réhabilitation. Ces témoignages ne concordent pas toujours. Par exemple, un des témoins dit que Jeanne a repris l’habit d’homme, après avoir consenti à le quitter, pour se préserver des soldats anglais; un autre, son confesseur, assure que ce sont les Anglais qui ont caché sa robe et l’ont fourrée dans un sac afin de la forcer à reprendre l’habit d’homme. Ce sont pourtant des gens dignes de foi et qui l’ont approchée de très près. Et la question de l’habit d’homme est d’importance.

Ne nous évertuons pas à trouver la grandeur de la vie de Jeanne dans les choses incertaines. Une chose certaine, c’est quelle n’était pas la paysanne gauche de la légende. À Chinon, elle fut tout de suite l’amie et l’égale des plus grands seigneurs, quelle commandera militairement et à qui elle enseignera l’artillerie. Elle galopait des chevaux superbes. Elle était très élégante, d’une élégance royale, ce qui ne veut pas dire quelle était la sœur de Charles VII. On lui reprochera au procès ses robes d’or, ses manteaux de fourrure.

Autre chose certaine et poignante: ses larmes abondantes avant de mourir. J’ai pensé à une phrase de Léonard de Vinci, dans ses Cahiers. Il dit qu’avant de mourir l’âme pleure parce quelle va se séparer de cette merveille qu’est notre corps. Jeanne avait un très beau corps: “Je veux bien mourir. Mais je ne veux pas qu’on me brûle, je ne veux pas qu’on me mette en cendres.”

Dernière chose certaine: Jeanne n’a pas été violée en prison, puisqu’elle parle, avant le supplice, de son “corps net, en entier, qui ne fut jamais corrompu”.

Public — Au cours de son procès, Jeanne a dit quelle signait avec une croix les messages quelle ne voulait pas voir exécutés.

R.B. — On en a beaucoup parlé. On a dit aussi quelle ne savait pas écrire.

Public — Pourtant, il reste des lettres d’elle?

R.B. — Oui, calligraphiées, mais il y a des signatures de la main de Jeanne sur ses lettres. Rien n’indique que Jeanne ne savait pas écrire. On dirait quelle a été un être plus parfait que nous, plus sensible. Elle combine ses cinq sens d’une façon neuve. Elle voit ses Voix. Elle nous convainc d’un monde à la limite de nos facultés. Elle pénètre dans ce monde surnaturel, mais elle ferme la porte derrière elle.

Public — Jeanne a dit: “J’ai eu très peur, car j’étais jeune enfant. Mais il m’a tant enseigné que j’ai cru qu’il était saint Michel.”

J.G. — Elle a dit aussi quelque chose qui est beaucoup plus philosophique: «J’ai eu la volonté de croire.» C’est très profond. Cela prouve qu’il n’y avait pas quelque chose qui s’imposait en dehors de sa volonté.

R.B. — Il n’était question que de saint Michel dans cette volonté de croire. Quand on lui a demandé: «Comment saviez-vous que c’était saint Michel?», elle a répondu: «Parce qu’il avait une voix d’ange. — Comment savez-vous que c’était une voix d’ange? — Parce que j’avais la volonté de le croire. » Volonté qui s’ajoutait à l’apparition. Elle avait besoin de sa volonté pour accéder au royaume.

J. G. — Besoin d’un acquiescement, d’un effort. La Vierge, même à son Annonciation, a donné un acquiescement de sa volonté.

R.B. — Le plus admirable chez Jeanne, au cours de ce procès, c’est l’héroïsme avec lequel elle sacrifie délibérément sa vie au sens de sa vie. Après l’abjuration, elle se reprend et elle se perd pour se sauver: «Je n’ai pas voulu renier mes apparitions. Tout ce que j’ai fait, c’est de peur du feu.»

Je ne sais rien de plus atroce et de plus poignant

Le Film français, n, 936–937, spécial Cannes 1962

«Mon film est fait uniquement du procès et de la mort de Jeanne, jusqu’au bûcher inclusivement», a déclaré Robert Bresson.
«Ces cinq mois du procès, précise l’auteur, ont une beauté extraordinaire. Jeanne parlait une langue d’une perfection admirable. Quant aux scènes qui furent vécues par elle, je ne sais rien de plus atroce et de plus poignant. »
Quant à la forme, l’auteur explique: «J’ai tout ramené à Jeanne, pour échapper au style que l’on dit “historique” et pour créer une intensité interne. Les interrogatoires ne serviront pas tant à renseigner sur les événements, passés ou présents, qu’à provoquer sur la figure de Jeanne ses impressions profondes, à enregistrer le film des mouvements de son âme. Le sujet véritable est: Jeanne promise au feu et sa lente agonie. Il est aussi son aventure intérieure et le mystère, l’énigme non élucidée de cette merveilleuse jeune fille dont nous n’aurons jamais la clef. Enfin, le sujet c’est l’Injustice prenant la figure de la Justice, la sèche Raison luttant contre l’Inspiration, l’Illumination.
Quant à l’atmosphère étrange du procès et au rayonnement dégagé par Jeanne, j’espère garder ce surnaturel intimement lié à ses actes et à ses paroles, même quand elle est la plus humaine, désemparée, en proie au doute, quand elle abjure sa foi dans un moment de faiblesse et quand elle renie son abjuration se sachant promise au feu. Les phrases de Jeanne ont maintenu leur pouvoir d’enchantement. Harcelée nuit et jour pendant cinq mois de détention, battue, injuriée, molestée dans ses dernières heures par les soldats, elle a tenu tête aux plus savants docteurs et théologiens de son époque. Aujourd’hui encore, sa prudence, sa finesse, son intelligence nous comblent d’admiration.”

C’est le film qui l’a voulu

“France Inter,” Le Masque et la Plume, 2 juin 1962

François-Régis BASTIDE — Robert Bresson, votre film qui a été un des trois films sélectionnés pour représenter la France au Festival de Cannes, dans une sélection dont il y aurait beaucoup à dire et dont vous ne direz sans doute rien, mais dont nos critiques de cinéma ont parlé, votre film n’est pas encore sorti à Paris. Je ne sais d’ailleurs pas quand il sort et vous nous le direz peut-être. Nous n’en avons pas parlé, les critiques de cinéma n’en ont pas parlé à cette tribune. Ils en ont parlé à Cannes et nous avons tous été frappés par la chaleur, l’affection et l’admiration avec laquelle ils en ont parlé. C’est pourtant une œuvre difficile, que vous avez voulue difficile, et sans aucune concession, plus encore que Pickpocket, plus encore que Journal d’un curé de campagne.

Robert BRESSON — Je ne sais pas très bien ce que veut dire le mot “concession”. Je crois que, quand on fait quelque chose, on le fait comme on doit le faire. Je n’ai jamais pensé à un public, par exemple. Si je réfléchis bien, il me semble que, quand j’écris quelque chose, je me prends à témoin de ce que je fais. Et j’essaye de ressentir, d’avoir l’émotion, à la fois la mienne, en faisant la chose, et celle qu’aurait un spectateur qui verrait ce que je fais. Là, il n’est pas question de concession et je ne vois pas très bien, dans ce travail, ce que pourrait vouloir dire ce mot.

F.-R.B. — À partir de quel moment avez-vous songé à faire une Jeanne d’Arc?

R.B. — Il y a très longtemps que j’avais lu ce procès — qui est bien sûr sublime — dans Champion — qui l’a encore mieux publié que Quicherat: c’est plus net, c’est plus précis. Mais vous savez que ces questions et ces réponses sont écrites à la troisième personne, c’est-à-dire: «Interrogée si elle a entendu les voix hier, répond quelle les a entendues, hier, à huit heures du matin.» Je veux dire que, déjà, il y a tout un travail de remise à la première personne de ce qui est à la troisième, et en plus, une énorme condensation du texte, étant donné que si j’avais voulu prendre le texte intégral, cela aurait duré à peu près dix heures. Et aussi il y a énormément de redites, et il ne faut pas, je crois, que dans un film il y ait des choses qui fassent pléonasme. Je crois qu’un grand défaut de certains films, c’est d’avoir un dialogue de roman ou un dialogue de théâtre, qui mis à côté de l’image, fait pléonasme. Il faut énormément condenser, être au bord du trop peu dit, à la fois du côté de l’image et à la fois du côté des mots.

F.-R.B. — Vous avez donc pris les minutes des procès, vous avez pris ce qui aurait duré dix heures. Et vous l’avez réduit, vous l’avez transformé en un film qui dure d’ailleurs très peu de temps. C’est un regret. Quand ç’a été terminé, je me suis dit que je serais resté pour comprendre bien davantage et pour éprouver bien davantage le drame de Jeanne d’Arc. Combien de temps dure votre film?

R.B. — Je crois qu’il dure une heure dix environ, une heure et quart.

F.-R.B. — Vous l’avez voulu comme cela?

R.B. — C’est le film qui l’a voulu. Je crois beaucoup à l’improvisation, mais dans un cadre très prémédité, très strict. J’ai modifié énormément de choses en cours de route. Il faut laisser le film prendre son visage et regarder ce visage dans tous les sens, et essayer de suivre ce qu’il devient quand il se forme. Tandis que les films qui sont des exécutions de plans préconçus ne sont au fond et ne seront jamais que de l’artisanat. Donc, il est impossible de penser que le cinéma est un art si celui qui fait le film sait exactement à l’avance, a un plan préconçu, prend des acteurs dont il sait exactement ce qu’ils feront, comme les vedettes, par exemple, dont on sait exactement ce qu’elles seront dans tel film.

F.-R.B. — Tandis que quand on prend des gens dans la vie, comme vous le faites…

R.B. — … C’est l’inconnu et la surprise à chaque seconde. Et pour prendre le mot de Valéry, qui est merveilleux: «Quand je travaille, je me fais des surprises.»

F.-R.B. — C’est donc pour cela. Ce qui nous entraîne à parler du problème des comédiens. Vous nous l’avez déjà dit au Masque et la Plume, à propos de Pickpocket, il y a deux ans. C’est une des doctrines qui vous sont chères. Je pense que vous ne pourriez pas faire de film avec des comédiens.

R.B. — Non, je ne peux plus. Mais je n’ai pas fait de théorie a priori. Je pense qu’il faut d’abord travailler et ensuite réfléchir. Il ne faut pas faire l’inverse.

F.-R.B. — Il se trouve que je connais l’interprète de Jeanne d’Arc, Florence Delay. Comment êtes-vous arrivé à faire que cette jeune fille, qui a probablement une vie intérieure très profonde, a pu donner exactement ce que vous vouliez quelle donne, vous, quelle soit émouvante quand vous le vouliez? Comment cela s’est-il passé?

R.B. — Si elle était là, ce serait très intéressant de le lui demander. Les choses sont venues tout simplement. À partir du moment où je ne me trompe pas dans mon choix, je ne peux que jouer gagnant et la personne choisie ne peut que s’apprivoiser à moi comme moi, m’apprivoiser à elle. Je veux dire qu’il y a là, peut- être, une espèce d’alliance qui est un peu, mais d’une façon beaucoup plus concrète et qui va beaucoup plus loin, comme un personnage de roman avec le romancier. Chacun met de soi.

F.-R.B. — Il a fallu apprendre à tous ces gens à parler selon une diction qui vous est chère, une diction très précise, qui est presque recto tono dans le film.

R.B. — Oui, mais de toute façon je crois que je suis beaucoup plus près de la justesse du dialogue que le théâtre, par exemple.

F.-R.B. — Ce que j’aime beaucoup dans le film, ce sont les regards — peut-être ne serez-vous pas d’accord — , les longs regards que Jeanne lance à ce jeune dominicain qui l’encourage à répondre ou à ne pas répondre, ou à répondre de telle et telle façon. Et brusquement, je me suis souvenu de Pickpocket et de ses ballets de regards et de regards très longs, très appuyés dans la scène de la gare.

R.B. — Je crois que nous communiquons par les regards. Il y a un paragraphe dans Proust qui est admirable sur les regards. Je crois qu’il appelle les regards des élastiques ou des fils qui nous relient les uns aux autres. Je pense que c’est le regard qui fait tout. Si, dans la rue, vous regardez une personne qui passe, comme ça du premier abord, elle peut vous paraître une statue en mouvement. Dès que vous échangez un regard, tout de suite, il y a quelque chose qui se passe, ce n’est plus une statue, c’est un être vivant, un corps qui a une âme. Donc, les regards, pour moi, sont — j’allais dire — la seule chose importante qu’il y ait dans un film, parce que, tout de même, pour réussir à faire croire que ces ombres sur l’écran sont des personnages vivants, qui ne vivent pas de la vie réelle mais qui vivent d’une certaine vie, il faut qu’ils existent les uns par rapport aux autres et les personnes par rapport aux objets. Les regards sont, je crois, le lien qui fait qu’il y a cette dépendance. Il faut qu’il y ait une dépendance. Et ne pas vivre, c’est ne pas dépendre. Et pour moi, les regards sont la dépendance habituelle de la vie. C’est-à-dire que c’est par là que nous nous rendons compte que, à la fois les gens et nous, et les objets et nous, nous dépendons les uns des autres.

E-R.B. — Il y a une chose qui m’a surpris dans votre film et que je ne suis pas sûr d’avoir aimé, mais comme ça dure trois secondes, ce n’est pas terrible, ce sont les colombes qui, à la fin, quand Jeanne d’Arc meurt, quand le feu crépite, il y a trois, peut- être cinq colombes qui s’envolent et…

R.B. — Pourquoi pas?

E-R.B. — Dans ce film si rigoureux…

R.B. — Il y a un chien aussi…

F.-R.B. — Il y a un chien qui passe, il ne m’a pas gêné celui-là.

R.B. — Pourquoi?

E-R.B. — Parce que le chien n’a pas forcément évoqué l’envol d’une âme vers le ciel.

R.B. — Ah ! mais je n’ai absolument pas cherché un symbole et j’ai horreur des symboles, je les repousse.

F.-R.B. — Oui, c’est bien parce que j’ai pensé que vous avez horreur des symboles et que ça me paraissait un peu gros, que je me suis dit: “Pourquoi ces colombes s’envolent-elles?”

R.B. — C’est simplement la vie. Comme le chien. Vous savez que chaque fois qu’il y a une manifestation publique, quand on vide les Champs-Élysées pour faire passer je ne sais pas qui, il y a toujours un chien qui est là. Voilà pour le chien.

F.-R.B. — Je suis d’accord pour le chien.

R.B. — Et puis aussi, il y a des pigeons, regardez-les, ils sont là les pigeons. Vous ne les remarquez pas, parce que vous regardez le président de la République qui arrive, mais les pigeons, on ne les voit pas, mais ils sont là. Et on les entend si on fait attention.

F.-R.B. — Mais là, c’est tout de même une sainte qui meurt sur un bûcher, et les colombes…

R.B. — Je n’ai aucune intention compliquée. Simplement des animaux, qui, en plus, et cela je le crois très fort, sont très sensibles à l’insolite humain, c’est-à-dire quand il y a quelque chose d’insolite, et c’est toujours le chien qui a l’air un peu ridicule en traversant parce qu’il sent l’insolite du passage d’un président.

F.-R.B. — Ce sont les colombes qui me paraissent beaucoup plus graves.

R.B. — Mais je crois que c’est la même chose. Et surtout, il y a ce silence, qui est le silence de l’attention à ce qui s’est passé derrière cette fumée et ce feu, de l’attention de tous les gens qui sont rassemblés là, et les animaux qui continuent leur vie avec plus ou moins de dépendance à cette cérémonie insolite. C’est une chose qui non seulement n’est pas rare, mais qui arrive toujours: c’est que nous faisons des choses très simples et on y met des tas de choses par-dessus, que nous sommes d’ailleurs ravis d’y trouver après. (Rires.)

F.-R.B. — Quand sort Procès de Jeanne d’Arc, Robert Bresson?

R.B. — Il doit sortir au début ou au milieu de septembre. Il est très difficile de trouver les salles qu’on veut au bon moment.

F.-R.B. — Il ne va pas sortir maintenant?

R.B. — Non, il ne sort pas maintenant parce que les gens pensent déjà à leurs vacances (maintenant on y pense un an à l’avance), les étudiants ont leurs examens et je crois qu’il est très bon de voir un film quand on vient tout frais, tout pur de la campagne ou de la mer, et de le voir avec un esprit lavé. (Rires.)

F.-R.B. — En quelque sorte, Robert Bresson, vous souhaitez bonnes vacances à nos spectateurs et à nos auditeurs et vous les retrouverez en septembre avec Procès de Jeanne d’Arc. Merci d’être venu. Merci.

L’emotion devrait etre notre seul guide

“Entretien avec Robert Bresson”, Cahiers du cinéma, n. 140, mai 1963.

Robert BRESSON — J’ai fait Procès de Jeanne d’Arc avec beaucoup d’amour, un grand respect pour Jeanne d’Arc, une grande circonspection. Comme d’habitude, je ne me suis pas servi d’acteurs professionnels. Il n’y a pas de mimique, pas de mise en scène. C’est d’une grande simplicité. J’aimerais surtout que mon film donne un portrait ressemblant de la surprenante jeune fille.

Yves KOVACS — Comment avez-vous eu l’idée de tourner cette nouvelle Jeanne d’Arc?

R.B. — J’avais relu, par hasard, les minutes du procès de condamnation. Comme vous le savez, une copie nous en a été conservée. Elle se trouve à la bibliothèque de la Chambre des députés. Quicherat, puis Champion l’ont publiée. J’ai tout de suite eu envie et résolu de faire un film qui, j’insiste là-dessus, serait composé uniquement des questions et des réponses authentiques contenues dans ces minutes.

Y. K. — Le regard de Jeanne, par sa pureté extraordinaire et son éclat, possède à la fois une intensité fascinante et une émouvante grandeur. Voulez-vous exprimer par le constant duel de regards entre Jeanne et l’évêque Cauchon le combat sans merci du Bien et du Mal, le visage de Cauchon étant une incarnation particulièrement inattendue du Mal?

R.B. — Je n’ai pas eu ces préoccupations-là. Mes préoccupations furent d’abord d’écrire, sur le papier, les paroles de Jeanne et de ses juges propres à échafauder le film. Chaque film nouveau pose des problèmes nouveaux, entièrement différents de ceux que posaient les films précédents. Mon premier problème fut celui d’un film tout entier en questions et en réponses… Les paroles qui m’étaient données et qui comportaient un assez grand nombre de redites, je les ai condensées, afin de n’en conserver presque que l’essentiel. Quelquefois, j’ai changé un peu leur ordre. Je les ai rythmées. Le particulier de ce film est que le rythme des paroles a entraîné le rythme des images. Il est très juste de dire que, sans toucher à une plume, Jeanne d’Arc a écrit un livre, et que ce livre est un chef-d’œuvre de notre littérature. Sa lecture augmente notre impression que Jeanne n’était pas (ou n’était déjà plus, à Chinon) la petite paysanne gauche de la légende. Ce qui n’empêchait pas sa noblesse d’être “née en pleine terre”, ainsi que Péguy le dit de sa sainteté. Je la vois comme un être supérieur. Elle nous convainc, mieux que les miracles, de ce monde où elle pénétrait avec une prodigieuse facilité.

Y. K. — Votre Jeanne d’Arc donne l’impression de dominer ses juges et le tribunal, et même, au début du procès, de les mépriser. Mais en même temps, elle ne peut dissimuler sa faiblesse et sa peur. Était-elle vraiment aussi humaine?

R.B. — Il semble quelle ait toujours cru quelle serait délivrée (ses voix le lui avaient promis), mais cette délivrance prendra un autre sens, sera d’une autre sorte, à la fin, soit par un miracle, soit par la victoire de ses partisans. Le dernier matin, l’annonce de sa mort la stupéfie, la rend folle. Il semble aussi quelle ait été terrorisée à la pensée d’être mise en cendres.

Y. K. — Est-ce délibérément que vous avez établi le destin de Jeanne en parallèle à la Passion du Christ?

R.B. — Vous savez que l’analogie de sa passion avec la Passion du Christ a été remarquée depuis longtemps. Certaines paroles de Jeanne font aussi penser à l’Évangile: «Je le dis, afin que, le moment venu, on se souvienne que je l’ai dit»; «Au nom de la Voix vient la clarté», etc.

Y. K. — Mais est-ce que l’attitude du père dominicain, qui vient dans la cellule pour dire à Jeanne de se soumettre, ne peut pas sinon être assimilée à celle de l’évêque Cauchon, du moins être considérée comme une des formes complémentaires du mal, de sa forme la plus insinuante?

R.B. — Il lui demande seulement de se soumettre au pape et au concile. Il voudrait la sauver, mais il en est incapable lui-même.

Y. K. — L’envol des colombes, lors de la mort de Jeanne, n’est-il pas pour vous un symbole?

R.B. — Les pigeons qui se posent sur le velum de la tribune pendant qu’on brûle Jeanne, puis s’envolent, figurent simplement la vie parmi des spectateurs figés. De même, l’horloge de l’église voisine tinte comme d’habitude. De même, le chien circule. Dans les villes, pendant les cérémonies publiques, il y a souvent un chien qui traverse. Les animaux ont conscience qu’il se passe quelque chose d’insolite. Je n’aime pas créer des symboles. Je les évite autant qu’il m’est possible. Mais le public en découvre toujours à profusion.

Y. K. — Après avoir vu Procès de Jeanne d’Arc, on peut se demander si le film de Dreyer n’est pas avant tout un film d’esthète, aux cadrages figés et aux images très symboliques. Vous avez dit récemment que le jeu des acteurs de ce film vous paraissait grimaçant. Ce qui semble expressionniste, dans La Passion de Jeanne d’Arc, ce n’est pas le jeu de Falconetti, mais le jeu des juges, et surtout la mise en scène de Dreyer. Qu’en pensez-vous?

R.B. — Dreyer, particulièrement en intériorisant les personnages de ses films, a bien servi le cinématographe. Sa Passion de Jeanne d’Arc a d’immenses mérites, surtout si on songe à l’époque où le film fut tourné. Ce film touche encore une grande partie du public. C’est très remarquable, même s’il le touche avec des moyens qui ne sont pas toujours cinématographiques. L’ensemble, malgré qu’il me paraisse (à moi) assez théâtral (décors, gestes, mimiques), exerce encore une séduction incontestable, que je suis incapable d’expliquer. Le geste de Jeanne qui ramasse la corde et la tend au bourreau est théâtral et beau…

Y. K. — Quelle est pour vous l’actualité de ce Procès de Jeanne d’Arc?

R.B. — Tous les procès de tous les temps se ressemblent, quand ce ne serait que parce qu’il y a toujours un accusé et des juges.

Y. K. — Pourquoi le thème de la prison est-il presque constant dans vos films?

R.B. — Je ne m’en étais pas aperçu. Peut-être parce que nous sommes tous des prisonniers.

Y. K. — Mais le fait même de choisir des sujets susceptibles d’une audience plus large, par exemple Un condamné à mort s’est échappé, n’était-ce pas pour vous le désir de toucher un nouveau public?

R.B. — La notion du public m’a été pendant longtemps tout à fait inconnue. Il est probable que plus on travaille pour soi, plus on touche un large public, contrairement à ce que pensent la plupart des producteurs.

Y. K. — Toutes les œuvres des grands chrétiens contemporains, je pense à Claudel, à Mauriac, à Bernanos, mais aussi, bien sûr, à des cinéastes comme Rossellini et Dreyer, sont des œuvres profondément incarnées. Je veux dire quelles s’inscrivent dans un milieu extrêmement précis. Pourtant, votre univers tend de plus en plus à s’épurer. Ne pensez-vous pas que le public soit davantage sensible à une réalité, disons, “saignante” de la vie et qu’il accède ainsi plus facilement à un univers spirituel?

R.B. — Hoffmann disait de l’un de ses Contes: «Le théâtre des opérations a été transporté à l’intérieur des personnages.» L’important, ce qu’il faut attraper, ce n’est pas l’extérieur, c’est l’intérieur. D’ailleurs, il n’y a pas d’extérieur. Ou plutôt il y a autant d’extérieurs qu’il y a de paires d’yeux dans le monde pour le regarder. La croyance qu’il n’existe qu’une seule et unique vision des choses est absurde. Les méthodes actuelles de films à la chaîne encouragent cette absurdité. Il faudrait qu’il y ait de moins en moins de metteurs en scène et de plus en plus d’auteurs de films. Il y en a parmi les jeunes. C’est sur eux qu’il faut miser. Je crois à l’avenir de films faits en dehors de la production officielle, avec des appareils (caméra et magnétophone) peu coûteux, loin des studios terriblement contagieux.

Y. K. — Pensez-vous, comme Mallarmé, que le fait d’incarner des personnages signifie obligatoirement les déprécier?

R.B. — J’ai dit un jour que le cinématographe était l’art de ne rien montrer. C’est affaire de lumière et d’ombre. Il faut beaucoup d’ombre.

Y. K. — Quelle est votre conception de l’émotion au cinéma?

R.B. — Procès de Jeanne d’Arc m’a enseigné, ou plutôt m’a fait mieux comprendre, que l’émotion du public, et aussi l’émotion que nous ressentons nous-mêmes, est signe de vérité. Dans les films historiques, où tant de choses sont incertaines, l’émotion devrait être notre seul guide. Il n’est pas si étrange que, dans nos films, plus nous éloignons les personnages historiques de leur époque, plus nous les rapprochons de nous, plus ils sont vrais. Le cinématographe attrape ce qui est au moment même. Il serait ridicule de prétendre que j’ai placé ma caméra cinq siècles en arrière.

Y. K. — Votre écriture cinématographique est de plus en plus simplifiée. Vous faites de plus en plus appel au montage, alors que le cinéma moderne, en principe, s’exprime surtout par le plan-séquence, qui cherche à épouser tous les gestes des personnages. Est-ce de votre part une volonté de réaction contre cette tendance ou pensez-vous que le montage garde encore toute sa force?

R.B. — Je ne peux pas tout vous expliquer. Je sors peu et vais assez rarement au cinéma. Je ne connais pas bien les tendances. En gros, il ne s’agit pas, pour moi, de faire jouer des acteurs (professionnels ou non professionnels) et de les photographier, mais de prendre, aux êtres et aux choses, des morceaux de réel, de les isoler, de les rendre indépendants et de leur donner un autre ordre, une autre dépendance. L’importance du “montage” est évidente puisque c’est seulement au moment où images et sons entrent en contact, prennent chacun leur place, que le film naît. C’est le film qui, en naissant, donne vie aux personnages et non les personnages qui donnent vie au film.

Y. K. — C’est donc pratiquement tout le cinéma que vous récusez?

R.B. — Je ne récuse rien et je prends plaisir à toutes sortes de films.

Y. K. — N’est-il pas possible d’arriver à saisir une vérité profonde des êtres grâce à des techniques modernes, celle, par exemple, de la caméra Coûtant [Caméra 16mm, légère, portable, dont on dit qu’elle a permis le “cinéma vérité”.]? Dans Vivre sa vie, Jean-Luc Godard cherche à saisir la vérité des êtres non par l’intérieur, comme vous le faites vous-même, mais par l’extérieur des personnages, selon son expression. Qu’en pensez-vous?

R.B. — Je ne comprends pas très bien votre question. Mais je crois qu’il faudrait retrouver dans les films ce qu’il y a d’automatisme dans la vie, par opposition au théâtre, où chaque geste est surveillé, chaque parole pensée. Pour moi, dans mes films, gestes et paroles servent surtout à provoquer ces choses, ou cette chose qui est l’essence du film. Mieux que le roman, le cinématographe peut être un moyen de découverte.

Y. K. — Aimez-vous les films de Mizoguchi?

R.B. — Je n’en ai vu qu’un, dont je ne me rappelle pas le titre. Je l’ai aimé. Ce Japonais avait un certain sens du cinématographe, indéfinissable, rare, que possède un Cocteau ou, dans un autre ordre de films, un Godard, un Truffaut, un Louis Malle, les jeunes dont je vous parlais tout à l’heure, en dehors de toute fabrication et de toute convention.

Y. K. — Il y a un détail biographique assez controversé. On a dit que vous aviez commencé votre carrière comme assistant de René Clair. Est-ce vrai?

R.B. — J’ignore qui a inventé cela. N’importe qui peut dire n’importe quoi de n’importe qui. Il semble que plus rien n’aie d’importance.

Y. K. — Vous avez été peintre avant d’être cinéaste?

R.B. — C’est-à-dire que je suis peintre. On ne peut pas avoir été peintre et ne plus l’être.

Y. K. — De quels peintres vous sentez-vous le plus proche maintenant?

R.B. — De tous ceux qui n’ont pas suivi ou ne suivent pas une mode. La peinture abstraite est trop souvent décorative. Mais toute peinture (comme tout film) est forcément abstraite.

Jeanne d’Arc etait belle, elegante, geniale, moderne: une mystique curieusement libre

Arts, n. 894, 12 décembre 1962

André PARINAUD — Quelle a été votre intention en tournant ce film sur Jeanne d’Arc?

Robert BRESSON — Faire son portrait (il ne nous a été conservé aucune peinture, aucun dessin) uniquement avec ses réponses aux juges de Rouen. En même temps, la rendre actuelle.

A.P. — Avez-vous eu l’impression de reconstituer une Jeanne d’Arc historique, ou bien votre souci de la rendre actuelle a-t-il été plus important?

R.B. — L’histoire et la légende s’emmêlent dans l’idée que nous nous faisons de Jeanne d’Arc. Les démêler est devenu presque impossible. Mais je crois surtout que la vérité des héros que nous ressuscitons est dans l’émotion qu’ils provoquent, plutôt que dans l’exactitude de détails plus ou moins vraisemblables qui neuf fois sur dix empêchent cette émotion. Aussi, pas de bric-à-brac du Moyen Age dans mon film. Je me suis efforcé au contraire de rapprocher Jeanne de nous extérieurement (intérieurement, elle nous est proche), en lui donnant un entourage qui pourrait être de notre époque, en modernisant (sans choquer) son langage.

A.P. — Comment la voyez-vous? Pourquoi la sentez-vous intérieurement proche de nous?

R.B. — Parce quelle est simple. Parce quelle est jeune. Ses imprudences, sa magnifique insolence sont celles de la jeunesse de tous les temps. Son procès est l’éternel procès. Je la vois avec des yeux de croyant. Je crois au monde mystérieux sur lequel elle ouvre une porte et la referme.

A.P. — Quelle signification historique lui donnez-vous?

R.B. — Il n’est pas neuf de dire que le véritable sens de sa mission a été de sacrer, à Reims, où se trouvait la sainte ampoule, le représentant de Dieu sur terre, l’héritier de Saint Louis (avant que ne soit sacré à Paris le petit roi anglais). Il y avait eu à Chinon l’étrange dialogue où Jeanne demande au Dauphin (qui accepte) de donner à Dieu le royaume de France pour qu’il le lui redonne par ses mains (les mains de Jeanne). On voit là comment, pour elle, le surnaturel et le naturel ne font qu’un, comment elle associe la vie du Ciel à la vie de la Terre et à l’Histoire. La réponse à ses juges anglophiles concernant l’apparition de l’ange — «Cette voix est douce et parle le langage de France» — est sublime, mais elle prouve aussi son patriotisme, l’amour du pays dont, petite fille, elle rêvait déjà de chasser l’occupant. Il n’y a pas de doute quelle a remis debout, unifié et fortifié la France, et il n’y a pas de doute non plus que, paradoxalement, elle a fortifié l’Église. Elle a aussi changé la figure de la France et de l’Europe entière pour beaucoup de siècles encore.

A.P. — Dans quelle mesure est-elle moderne?

R.B. — Elle va vite comme nous. Elle a cette soif de liberté et d’indépendance qu’ont les jeunes filles actuellement. Mis à part l’obéissance à ses Voix, et peut-être même à cause de cette obéissance intime, elle est une mystique curieusement libre et indépendante. Moderne, son habit d’homme (que nous trouvons étrange de voir pris, à chaque instant, par l’accusation, pour principale cible).

A.P. — Comment expliquez-vous l’ascendant quelle a sur les hommes de son temps?

R.B. — Par une combinaison. Elle est l’envoyée de Dieu. Elle est belle. Elle est jeune (elle n’a pas vingt ans). Elle est élégante, elle n’est pas (ou elle n’est plus) la petite paysanne gauche de la légende. Elle tient aussi son pouvoir de son génie; de sa noblesse, cette vraie noblesse qui vient directement de la terre; de sa pureté; de sa simplicité (elle ne se laisse pas manoeuvrer par la foule qui lui rend un culte: “Beaucoup de gens venaient à moi, ils baisaient mes vêtements, le moins que je pouvais. Mais les pauvres venaient parce que je ne leur faisais pas de déplaisir”). Elle est une jeune fille à sillage et son sillage ne s’efface pas. J’aime ce mot d’une Américaine à Bergson, en 1918, que rapporte Jean Guitton: «On se demande qui a gagné la bataille de la Marne. Mais c’est Jeanne d’Arc!»

A.P. — Croyez-vous qu’elle devait être brûlée? Je veux dire, dans la logique même de son histoire?

R.B. — Oui. Comme Jésus crucifié. C’est la loi de l’échec, de la déchéance finale. Le «Qui perd gagne» obligatoire.

A.P. — En avait-elle conscience d’après son procès?

R.B. — Elle dit, à plusieurs reprises, savoir quelle sera délivrée, miraculeusement ou par une victoire de ses camarades d’armes. Le dernier matin, l’annonce de sa mort la stupéfie, la rend folle. Pourtant, il semble quelle ait pressenti cette mort, comme elle avait pressenti sa capture. Sa prodigieuse résistance, son agressivité au procès cachent des alternatives d’espoir et de désespoir. On a beaucoup parlé de l’analogie de sa passion avec la Passion du Christ. On a eu raison. Elle se trouve finalement abandonnée de tous, face à un supplice atroce.

A.P. — Les Anglais avaient-ils réellement besoin de ce procès et de cette condamnation, dans la logique même de leur politique et de leur attitude générale?

R.B. — Ils aspiraient (et pour cause) à la double couronne. Jeanne avait brusquement démoli leurs plans. Il fallait prouver son imposture, son hérésie, sa sorcellerie, déclarer publiquement que le roi sacré à Reims n’était ni divin ni légitime (j’ignore pourquoi ils ne s’étaient pas pressés de sacrer Henri VI avant Charles VII). Rouen était devenu la capitale monarchique anglaise. Le futur Henri VI avait neuf ans. Il habitait une chambre du château peut-être voisine de celle où Jeanne était attachée à une chaîne.

A.P. — Ils espéraient atteindre Charles VII à travers elle. Mais avaient-ils besoin de la brûler?

R.B. — Elle aurait pu être jetée en prison et y rester toute sa vie. C’est ce qui a failli arriver et que les Anglais redoutaient. Il va de soi qu’ils ne voulaient pas risquer quelle s’échappe. Jeanne vivante, capitaines et soldats anglais restaient dans les ports, refusaient de passer la Manche pour venir se battre.

A.P. — Qui était Cauchon?

R.B. — Avant d’être évêque de Beauvais, il avait été, je crois, recteur de l’Université (cette université de Paris que le cardinal anglais, évêque de Winchester, appelait “ma fille”). On lui donnait l’étiquette d’homme de goût… Il est plus que probable qu’il aimait le luxe, l’argent et qu’il reçut pour ses services une large prébende. Quand Jeanne fut vendue aux Anglais, c’est lui qui négocia le marché. Un témoin au procès de réhabilitation (vingt-cinq ans plus tard) affirmera qu’il a vu, à Rouen, Cauchon annoncer à Warwick l’arrivée de Jeanne, en exultant.

A.P. — Était-ce un personnage qui avait des ambitions politiques, un Machiavel?

R.B. — Je ne sais quels avantages politiques il espérait. Il avait, si je ne me trompe, une place de conseiller dans le gouvernement anglais. Il convoitait l’archevêché de Rouen qui était vacant. Il ne l’obtint pas. Il avait demandé lui-même la faveur de présider le tribunal qui devait juger Jeanne.

A.P. — Comment était constitué ce tribunal?

R.B. — De plusieurs membres de l’Université venus de Paris aux frais des Anglais. Les autres étaient des chanoines de Rouen et des environs et des évêques de la zone anglaise. Ces derniers n’étaient pas tous anglophiles. Quelques-uns protestèrent contre les irrégularités (absence d’avocat, audiences à huis clos, etc.). Ils reçurent des menaces. L’un d’eux, au moins, fut emprisonné. L’Université fut consultée par écrit (autre manière de fausser les choses) et c’est elle, en somme, qui, de Paris, rendit le jugement final. Mais c’est seulement en cas de rechute que l’hérétique était condamnable (et punissable). D’où, après l’abjuration, les ultimes questions de Cauchon à Jeanne (à propos de l’habit d’homme, des Voix, etc.), pour provoquer cette rechute (“Vous êtes hérétique, obstinée et rechue”).

A.P. — Essayons de comprendre l’attitude de Cauchon vis-à-vis de Jeanne. La connaissait-il?

R.B. — Il s’était enfui devant elle. L’avance des armées que commandait Jeanne l’avait chassé de son diocèse. Sans doute en avait-il éprouvé de la haine.

A.P. — Au cours du procès, comment s’est-il conduit vis-à-vis de Jeanne? Quel jugement portez-vous sur lui?

R.B. — J’ai voulu rester neutre.

A.P. — Comment le comprenez-vous?

R.B. — Je ne cherche pas à le comprendre. J’apprécie beaucoup (surtout venant d’elle) le titre que Régine Pernoud, après l’avoir vu, a donné à mon film: Jeanne par elle-même . En ce qui concerne Cauchon, j’aimerais qu’on puisse dire aussi: “Cauchon par lui- même.”

A.P. — A-t-il compris à un moment donné l’extraordinaire personnage de Jeanne d’Arc?

R.B. — Cauchon (par lui-même) apparaît intelligent, secret, et aussi assez ordinaire. Il ignore (probablement) l’exceptionnel. Le génie et la sainteté de Jeanne lui échappent (sans doute). Il est à mille lieues de l’admirer et de la sanctifier. Il est très occupé aussi à la faire tomber dans ses pièges. Jeanne est si étrangère à son monde qu’il est possible qu’il ne voie en elle que de la supercherie. Elle le dérange (et dérange aussi ses assesseurs dans leur religion confortable et dans leur anglophilie). Mais il n’est pas prouvé qu’il n’ait eu par moments envie de lui éviter le bûcher.

A.P. — S’est-il apitoyé? Qu’est-ce qui vous le fait croire?

R.B. — Des phrases (plus ou moins authentiques) comme: «Je dois plutôt chercher son salut que sa mort.»

A.P. — Comment s’est déroulé l’emprisonnement de Jeanne?

R.B. — Des Rouennais en visite au château ont aperçu une cage de fer à la porte de la chambre de Jeanne. Mais aucun témoin n’av u Jeanne dedans. La cage a-t-elle servi à son transport? Jeanne était probablement moquée, jour et nuit, et injuriée par ses gardes anglais. Elle était en proie à la grossièreté et à leur brutalité; comme elle l’était à celle du promoteur (procureur), entièrement soumis à Cauchon et sa créature.

A.P. — Elle avait des fers aux pieds?

R.B. — La chaîne qui l’entravait était fixée à l’autre bout à une grosse poutre. J’ai tenu compte de ce détail.

A.P. — On ne l’a pas torturée?

R.B. — On l’a couchée sur un chevalet et menacée de torture.

A.P. — On l’a frappée?

R.B. — Après l’abjuration, il s’est passé une chose horrible. Des soldats anglais ont fait irruption dans sa chambre. Ils l’ont jetée à terre, battue à coups de poing et de pied et ont voulu la violer. Un témoin, qui la vit un peu plus tard, dira quelle était méconnaissable.

A.P. — A-t-elle porté ses habits d’homme tout au long du procès?

R.B. — Oui. Il est évident que c’était précisément pour se protéger du viol. Sa pudeur profonde l’empêcha de l’avouer. Il est probable qu’à Rouen, elle ne se déshabillait pas entièrement pour dormir.

A.P. — Comment est-elle morte?

R.B. — Héroïquement. En disant que ses Voix étaient de Dieu. La cruauté de Warwick interdit au bourreau de l’étrangler, comme c’en était l’usage, avant le premier contact du feu.

A.P. — Le futur Henri VI a-t-il assisté à l’exécution?

R.B. — Je ne le crois pas. Au procès de réhabilitation, quelques universitaires et prélats sont venus dire qu’ils étaient partis avant la fin parce qu’ils n’avaient pu supporter la vue du supplice.

A.P. — Quelle a été l’attitude du frère Isambard pendant le procès? Quel âge avait-il?

R.B. — Vingt-cinq ans peut-être. Warwick l’avait surpris à faire des signes de prudence à Jeanne et l’avait menacé de le jeter à la Seine.

A.P. — Comment se fait-il qu’aucun de ses partisans n’ait tenté de la délivrer?

R.B. — On pense que La Hire a tenté de la délivrer.

A.P. — Comment expliquez-vous que le roi de France ait attendu vingt ans pour la réhabiliter?

R.B. — Charles VII ne pouvait entamer aucune procédure avant que Rouen ne fût repris aux Anglais et que l’on ne retrouve les pièces importantes. C’est, je crois, à peine deux mois après son entrée à Rouen qu’il donna l’ordre de commencer les recherches et de rassembler les témoignages afin de réhabiliter Jeanne. Le prologue de mon film représente la mère de Jeanne venant à Notre- Dame de Paris lire une supplique adressée à l’archevêque et aux commissaires du pape, et ouvrir le procès de réhabilitation. Elle était très âgée et mourut quelques mois après.

A.P. — Vous nous avez restitué une Jeanne très présente et aussi vraie que possible historiquement. Vous avez introduit, par le jeu des images, par la sobriété un peu janséniste de l’ensemble, par le rythme du dialogue, une qualité qui est vraiment personnelle. C’est la Jeanne d’Arc de Bresson, mais il semble aussi que ce soit la Jeanne d’Arc tout court… Je dois ajouter qu’après avoir vu votre film on a une autre idée de Jeanne que celle qui est livrée par la légende.

R.B. — Est-ce que le film a changé vos idées sur elle?

A.P. — Je sais qui est Jeanne d’Arc, ou du moins je sais que ce n’est pas une jeune fille qui a seulement eu la chance «d’entendre des voix» et qui aurait bénéficié d’un merveilleux concours de circonstances. Jeanne d’Arc était un être humain exceptionnel. Quelqu’un qui aurait honoré n’importe quel siècle, n’importe quel endroit du monde ! Quelqu’un de supérieur au plus supérieur des hommes. Voilà les idées que j’ai de Jeanne maintenant, grâce à vous! Il est intéressant de noter que vous revenez de Rome, où vous avez projeté Jeanne au concile, devant les cardinaux et les évêques…
Comme il est curieux que ce film ait été achevé au moment même où le destin d’une «Église ouverte» va se décider.

R.B. — C’est une mystérieuse coïncidence.

Pour la rendre réelle et proche

“Interview with Robert Bresson”, Movie, n. 7, février-mars 1963.

Cet entretien avec Robert Bresson fut enregistré au Festival de Cannes de 1962. Destiné à la radio, il fut conduit en anglais. Comme Bresson souhaitait éviter tout risque d’inexactitude (bien qu’il parle très bien l’anglais), il insista pour avoir une demi-heure de préparation afin de noter les mots dont il pourrait avoir besoin et qui pourraient lui échapper au cours de l’enregistrement. Nous nous sommes installés dans le salon du plus grand hôtel de Cannes, moi avec un whisky, lui avec un Schweppes. Trois heures plus tard, beaucoup de questions avaient été éliminées, d’autres complètement transformées en questions auxquelles Bresson souhaitait répondre.

Ian CAMERON — Pourquoi avez-vous souhaité ajouter encore un film aux nombreux films sur Jeanne d’Arc?

Robert BRESSON — Pour la rendre réelle et proche.

I.C. — Quel était votre but principal pour ce film? Était-ce de montrer un évènement historique?

R.B. — C’est le privilège du cinéma de ramener le passé au présent, vous permettant d’échapper au style des films historiques en général. Je pense que la seule façon de toucher le public avec des personnages historiques est de les montrer comme s’ils vivaient avec nous au présent. C’était mon but principal.

I.C. — Vous ne montrez jamais Jeanne dans le même plan que ses juges. Pourquoi?

R.B. — D’abord, parce que je ne pouvais pas le faire. Les décors naturels ne me le permettaient pas. Mais je crois qu’il est bon de créer des obstacles. Pour ma part, je ne travaille pas très bien sans obstacles. De toute façon, peut-être même que sans cette difficulté, j’aurais montré Jeanne et ses juges comme je l’ai fait. Parce qu’il n’y a qu’une façon de filmer les personnes quand vous voulez savoir ce qui se passe en elles: de près et de face.

I.C. — Souvent vous semblez placer Jeanne sur un fond clair quand ses juges sont sur un fond clair, ou les placer tous sur un fond foncé.

R.B. — Parce que cela choque l’œil… Vous ne pouvez pas avoir du blanc sur un plan et du noir sur le plan suivant.

I.C. — Les prises de vues ont été réalisées de telle sorte que chaque personnage reste toujours dans son cadre durant les séquences du procès. Cela donne l’impression qu’il ne s’agit pas d’un conflit entre Jeanne et ses juges, mais d’un rituel dans lequel tous les participants ont leur rôle à jouer, rôle qu’ils acceptent.

R.B. — Je ne suis pas d’accord. Pour moi, c’est un duel entre l’évêque Cauchon et Jeanne. Du début à la fin, les Anglais et les prêtres n’ont qu’un rôle de témoins.

I.C. — Vous n’avez pas permis que cela devienne un drame au sens habituel.

R.B. — Mon idée est de suggérer. Les choses comme les sentiments.

I.C. — Qu’attendez-vous que les spectateurs apportent à votre film?

R.B. — Pas leurs cerveaux mais leur capacité à sentir.

I- C. — Vous attendez-vous à ce qu’ils connaissent les faits du procès? Est-ce pour cela que vous n’expliquez pas qui sont les différents participants?

R.B. — Je n’explique pas comme on explique au théâtre.

I.C. — Tous les personnages de votre film sont-ils ceux auxquels les minutes du procès font référence?

R.B. — Oui.

I.C. — Vous ne montrez jamais la foule pendant le procès. Vous ne la montrez pas non plus au moment de l’exécution sauf quelques plans sur leurs jambes. Pourquoi?

R.B. — C’est nécessaire. La vue d’une foule médiévale détruirait le film.

I.C. — Au début du film, on voit le dos de la mère de Jeanne, avec une main sur chacune de ses épaules. Pourquoi ne montrez-vous que son dos?

R.B. — Parce que je ne veux pas quelle soit un personnage du film. De plus, ce plan n’est pas dans le film lui-même, il apparaît avant le générique.

I.C. — À la fin du film, vous mettez l’accent sur l’étroitesse du vêtement dans lequel Jeanne est brûlée, et qui l’empêche de marcher correctement.

R.B. — Son vêtement fait que sa marche est un peu ridicule, comme une petite fille. Il semble quelle coure vers le bûcher.

I.C. — Quand une pierre est jetée à travers la fenêtre de sa cellule, elle la ramasse, la regarde, regarde la fenêtre, puis de nouveau la pierre. Quelle signification a son geste?

R.B. — Elle est étonnée, mais elle n’a pas peur. Elle est sûre, jusqu’à la fin, quelle sera délivrée.

I.C. — À un moment, pendant le procès, les juges l’obligent à s’agenouiller. Puis vous faites un fondu enchaîné la montrant de nouveau debout.

R.B. — Le moment où je coupe a la même fonction que celle du mouvement ailleurs. Shakespeare aussi coupe à des moments étranges. Quand il coupe, c’est comme une porte par laquelle entre la poésie.

I.C. — Pourquoi attachez-vous tant d’importance à la virginité de Jeanne dans le film? En particulier l’attitude des Anglais à ce sujet?

R.B. — J’ai montré exactement ce que j’ai trouvé dans les comptes rendus historiques.

I.C. — Il y a beaucoup de plans de portes, de portes ouvertes. Est-ce en relation avec les paroles de Jeanne: «Si je vois une porte ouverte», etc.?

R.B. — Quand on est en prison, la porte est ce qu’il y a de plus important.

I.C. — La photographie est souvent, de manière inaccoutumée, peu éclairée. Est-ce pour créer une atmosphère sombre?

R.B. — C’est important d’établir les justes proportions de lumière entre l’intérieur et l’extérieur. L’extérieur est très clair. L’intérieur est plus ou moins sombre. La justesse de l’éclairage a sa part dans la justesse du film dans son ensemble.

I.C. — Pourquoi y a-t-il un grand nombre de plans d’Anglais épiant Jeanne à travers une fente du mur de sa cellule?

R.B. — Il n’y en a pas tant que vous dites, aussi peu que possible.

I.C. — Vous continuez de filmer la fente quand ceux qui épient se lèvent.

R.B. — Ils sont assis de l’autre côté du mur, ce que je ne montre jamais bien sûr. Mais on devine qu’ils sont assis et se lèvent.

I.C. — Quand Jeanne est malade en prison, vous montrez d’abord un gros plan de la main du médecin tenant la sienne. Pourquoi ce détail?

R.B. — Je veux faire en sorte que le public désire voir son visage avant que je ne le lui montre.

I.C. — Pourquoi n’est-ce pas l’évêque mais les deux moines en blanc qui apprennent à Jeanne quelle doit mourir?

R.B. — L’un est son confesseur, l’autre est le frère Martin qui a essayé de l’aider en lui faisant des signes pendant le procès, c’est-à- dire ceux qui ont été les plus proches d’elle

I.C. — Il y a plusieurs gros plans de plumes écrivant les minutes du procès. Pourquoi en avez-vous placé un quand elle dit: “Vous écrivez ce qui est contre moi, vous n’écrivez pas ce qui est pour moi”?

R.B. — Parce que cela a une signification dramatique. Tout ce quelle dit qui est écrit se retournera généralement contre elle. Le grattage de la plume a pour moi une signification dramatique.

I.C. — Pourquoi le vêtement quelle portera au moment de sa mort lui est-il apporté quand elle reçoit la communion?

R.B. — La rapidité de la fin — qui est mon invention — est pour moi un élément dramatique.

I.C. — On distingue à peine, dans ce film, que c’est un soldat anglais qui donne la croix à Jeanne. Bernard Shaw, lui, l’a mis en évidence.

R.B. — Ce détail est tellement bien connu de tous les Français que j’ai voulu seulement le suggérer par la vue de son casque.

I.C. — Le film ne tient aucun compte des rôles du noble anglais, Warwick, et du clergé anglais. En réalité, l’action n’implique que Jeanne et les prêtres français.

R.B. — Je n’ai pas voulu introduire la psychologie de Warwick.

I.C. — Pourquoi montrez-vous un chien quand Jeanne est sur le point d’être brûlée?

R.B. — Il y a toujours un chien qui se promène dans une cérémonie. Les animaux sentent quand il se passe quelque chose d’inhabituel.

I.C. — Pourquoi les effets personnels de Jeanne sont-ils jetés au feu?

R.B. — C’est très important. Pour ne pas laisser de reliques.

I.C. — Vous montrez les pieds de Jeanne quand quelqu’un parmi la foule la fait trébucher. Pourquoi faites-vous cela?

R.B. — Cela a un rapport certain avec ce qui est arrivé au Christ quand il allait être crucifié. Je pense à son chemin de croix: on s’est moqué de lui et on l’a molesté.

I.C. — Et les pigeons qui atterrissent sur la toile de la tribune?

R.B. — Il n’y a pas de symbolisme là-dedans. Je n’aime pas le symbolisme. C’est seulement pour montrer que la vie continue.

I C. — Pourquoi traitez-vous la séquence du feu en partie par une vue subjective de la croix cachée par la fumée?

R.B. — Je pense que vous voulez trop que j’explique ce que j’ai fait.

I.C. — Et, si je peux encore vous poser une question: pourquoi ce plan très long sur le poteau et les chaînes vides, à la fin?

R.B. — C’est pour moi comme une disparition miraculeuse de Jeanne.

I.C. — Votre prochain film sera, je crois, Lancelot du Lac. Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans les légendes arthuriennes?

R.B. — Je pense que c’est notre mythologie aussi bien que la vôtre.

Si l’on veut que passe le courant, il faut dénuder les fils

“Robert Bresson à Georges Sadoul: Si l’on veut que passe le courant, il faut dénuder les fils”, Les Lettres françaises, n,. 968, 7–13 mars 1963.

Georges SADOUL — Vingt années vous séparent aujourd’hui de votre premier long métrage, Les Anges du péché. Entre 1943 et 1953, vous avez réalisé six films seulement. On vous dit exigeant, difficile. Pouvez-vous porter un jugement sur l’ensemble d’une œuvre dont le prestige international est considérable?

Robert BRESSON — Mes films ont été faits avec peu d’argent, et cela m’a servi plutôt que desservi. S’ils sont en si petit nombre, c’est uniquement à cause du mal que j’ai eu de trouver des producteurs.

G.S. — Je sais bien qu’un auteur préfère toujours ce qu’il va faire à ce qu’il a fait, ce qui va naître à ce qui s’est déjà détaché de lui. Il serait absurde de vous demander quel est, dans votre œuvre, votre film préféré. Mais en est-il un qui vous ait donné davantage de satisfaction du “devoir accompli”?

R.B. — Mes films ont été des essais, des tentatives, je donnerais tous les films du monde (et d’abord les miens) pour ce que je cherche à obtenir: ne serait-ce que dix minutes, sans discontinuer, de pur cinématographe, de quelque chose qui soit vivant grâce à la seule palpitation des images et non pas grâce à une mimique d’acteurs dont l’écran ne nous restitue que la photographie morte.
Je l’ai répété cent fois. Les personnages ne peuvent donner vie à un film, comme ils le font pour une pièce de théâtre, parce qu’ils ne sont pas présents en chair et en os. Mais le film, lui, peut donner vie aux personnages. Dans combien d’années, de dizaines d’années s’apercevra-t-on que le théâtre et le cinématographe sont incompatibles?

G.S. — Je suis un critique, non pas un auteur de films, et j’admets pour ma part un “cinéthéâtre” qui serait bien sûr le contraire de “théâtre photographié”. Comme créateur, vous vous refusez à ce genre. Mais l’influence de la scène sur l’écran serait-elle toujours nuisible?

R.B. — Beaucoup de célèbres metteurs en scène viennent du théâtre et c’est la raison pour laquelle le terme “mise en scène” survit. Mais la mise en scène, elle aussi, est une survivance.

G.S. — Un terme dont abusent certains critiques qui pensent y voir l’essence même du cinéma?

R.B. — Mais la Nouvelle Vague, elle, a la chance d’être libre parce quelle ne vient pas du théâtre. Pourvu seulement quelle ne tombe pas dans l’intellectualisme et quelle ne se laisse pas séduire. Les producteurs (il y a des exceptions), à force de regarder l’argent, ne voient pas le film. Combien de grands films internationaux doublés alors qu’on sait que le doublage détériore, alors qu’il est impossible de se passer sans catastrophe de ce son de voix particulier à chaque homme et dans lequel on le reconnaît tout entier !

G.S. — Si l’art de l’écran est, pour vous, incompatible avec celui de la scène, l’est-il aussi avec les autres arts? Avec les arts plastiques notamment. Car vous avez commencé par être peintre, car vous êtes toujours peintre?

R.B. — Être peintre me met en garde contre les influences des autres arts. Edgar Degas disait que «les muses ne se parlent jamais, mais qu’elles dansent parfois ensemble». La muse cinématographique, si elle veut prendre rang avec les autres muses (peinture, musique, architecture), il y a des lois générales auxquelles elle ne peut pas ne pas obéir, plus ou moins: composition, proportions, etc.

G.S. — Composer un rythme, trouver ses proportions, cela nous conduit à la musique. Ne serait-elle pas plus proche parente du cinéma que tous les autres arts?

R.B. — L’influence de la musique, il est probablement très difficile d’y échapper. Je ne parle pas bien sûr des morceaux de musique qu’on met dans un film. Ces morceaux, il m’a fallu longtemps pour savoir comment les employer. Non pas comme un renfort, comme un soutien, mais, au contraire, comme un élément propre à contrarier les images et à les transformer.

G.S. — Je suis convaincu que l’art du film et tous les arts, pour vivre et se renouveler, doivent prendre leur matière dans la réalité. Ce qui ne signifie pas, tout au contraire, que soit de l’art une réalité, prise telle quelle, sans aucune élaboration, et comme “photographiée” ou enregistrée. Estimez-vous que vos films, qu’on dit parfois hors du temps et de la vie, puisent leur substance dans la réalité? Et si oui, dans quelle mesure?

R.B. — Ce que je fais ressemble à ce que fait un jardinier, un horticulteur: repiquage, bouturage. Je prends des boutures à la réalité et je les plante dans le film.

G.S. — Suivant le temps que choisit un jardinier, une bouture portera ses fruits ou se desséchera. Je crois pour ma part qu’une œuvre d’art, pour porter ses fruits, doit être liée à son temps. Vos films, il m’est arrivé (le plus souvent à tort) de les juger intemporels, détachés de notre époque. Êtes-vous préoccupé par une certaine “contemporanéité”? Pardon pour ce mot affreux, mais je ne vois pas d’autre moyen de dire qu’une œuvre (même historique) est liée plus ou moins avec le contemporain. Ou, si vous voulez, avec l’actualité qui, je le sais, vous passionne, puisque vous seriez malade si vous n’aviez pu lire, dès le matin, les journaux pour savoir ce qui se passe.

R.B. — Je ne vis pas en dehors du temps. Mais l’actualité elle- même, à moins de la vouloir document d’historien, demande du recul. D’ailleurs, ce qui est important, ce n’est pas tant l’actualité du sujet choisi, c’est le comportement de l’auteur, une certaine façon qu’il a d’être lui-même actuel. Le journal que je viens de feuilleter affirme que Montaigne est l’auteur actuel le plus lu. L’enchantement vient, pour une bonne part, de ce que la langue de Montaigne était solidement accrochée à son temps. Et lui aussi.

G.S. — Je ne me serais pas attendu à vous entendre citer Montaigne comme un de vos auteurs préférés. Les critiques cèdent à la manie de cataloguer, d’étiqueter. De façon bien trop systématique, je vous ai catalogué parfois comme un homme non pas du XVIe, mais du XVIIe siècle. Et je vous ai étiqueté (avec certains confrères) comme un “janséniste”. Étant bien entendu que je voulais vous rattacher par là à un courant d’idées, à certaines conceptions artistiques communes à Racine et Pascal, non pas à une sorte de protestantisme catholique, à la théologie de Jansénius et à sa théorie de la grâce. J’entendais bien moins encore “janséniste” dans un sens péjoratif assez commun, comme une sécheresse rigide et dogmatique. J’oppose, si vous le voulez, le dépouillement janséniste, base d’un certain classicisme, à la grandiloquence du style jésuite, du “baroque”, dirais-je, si l’on n’avait pas perverti ce mot à force d’en abuser.

R.B. — Oui, on m’a donné l’étiquette de “janséniste”. Dans le sens de quelqu’un qui n’aime pas les ornements, la surcharge, qui aime ce qui est dépouillé, nu. Je sais bien qu’un électricien dénude ses fils avant de les joindre s’il veut que le courant passe. La litote me convient mieux que l’hyperbole, et me semble, en gros, mieux réussir au cinématographe, encore que la mode soit actuellement à des films excessivement hyperboliques.

G.S. — Il y a une esthétique janséniste, mais aussi une morale janséniste. Pensez-vous, dans votre œuvre, obéir à une morale bien déterminée?

R.B. — La morale… Il ne s’agit pas de devoirs, de règles à suivre. «La vraie morale se moque de la morale.» Je crois plutôt à une absence de trucage, à une droiture.

G.S. — Voilà pour l’éthique. Mais en esthétique, pensez-vous qu’on doive obéir à des règles, élaborer des théories?

R.B. — Certains me prennent pour un théoricien. Il est parfaitement vrai que j’estime profitable, étant donné la complexité des films, de réfléchir sur celui que je viens de faire, afin d’essayer de comprendre pourquoi j’ai réussi une chose, pourquoi j’en ai raté une autre. Si de ces réflexions naissent des théories, c’est une façon que j’ai de me sentir libre; c’est justement parce que ces théories existent, que je me sens libre.

G.S. — Une fois terminé, le film se détache de son auteur, qui peut ainsi mieux juger son œuvre. Elle appartient alors au public et à la critique, qui peuvent l’ignorer, l’accabler, la mettre en pièces. Mais aussi la considérer comme un chef-d’œuvre sans aucun défaut.

R.B. — Il ne peut pas exister de chefs-d’œuvre au cinématographe. Ce n’est pas une raison pour projeter dans les ciné-clubs des films en loques, produits de l’avarice des producteurs ou distributeurs. Si le cinématographe parvient un jour à la hauteur d’un art, je le vois plutôt un art de proportion qu’un art de perfection.

G.S. — Cet art est fonction du temps, parce qu’il le recrée à sa manière, mais aussi parce qu’un film qui ne vient pas à son heure et ne rencontre pas un succès immédiat risque d’être à jamais oublié.

R.B. — C’est une blague que les films sont faits pour réussir tout de suite, que s’ils ne réussissent pas tout de suite, ils ne réussiront jamais. Les films sont comme les maisons qui résistent magnifiquement au temps, quand elles sont bien construites.

Tiré de: Bresson par Bresson. Entretien, 1943-1983, Paris, Flammarion, 2013, pp. 105–158

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Mario Mancini

Laureatosi in storia a Firenze nel 1977, è entrato nell’editoria dopo essersi imbattuto in un computer Mac nel 1984. Pensò: Apple cambierà tutto. Così è stato.