Bresson par Bresson: Pickpocket
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Un film de mains, d’objets et de regards
« Pickpocket sera un film de mains, d’objets et de regards », Arts, 17 juin 1959.
Jean DOUCHET — Nous ne vous cacherons pas notre surprise à l’annonce du sujet du film Pickpocket, que vous entreprenez dans quelques jours.
Robert BRESSON — Un sujet est un prétexte. Et puis nous sommes peu responsables des idées qui nous viennent, nous le sommes un peu plus de ce que nous en faisons. Mon dernier film, Un condamné à mort s’est échappé, m’avait orienté vers les mains, l’extraordinaire habileté des mains, leur intelligence ! Je crois me souvenir d’avoir lu dans Pascal une phrase comme: «L’âme aime la main»[1]. L’âme d’un pickpocket, la main d’un pickpocket… Il y a du merveilleux dans le vol à la tire. Avez-vous déjà ressenti le trouble que met dans l’air la présence d’un voleur? C’est inexplicable. Mais le cinéma est bien le domaine de l’inexplicable. Pickpocket est un petit sujet. J’aime assez les petits sujets.
J. D. — Qui est votre pickpocket?
R.B. — Un jeune homme tenté par le vol. Il lutte contre la tentation, puis il cède. Il s’est forgé des théories sociales qui 1’excusent. Il est en même temps fasciné par le geste magique… Tout se passe à Paris.
J’aimerais rendre palpable que les chemins que nous prenons dans la vie ne conduisent pas toujours à destination. Je veux dire à la destination prévue. Je voudrais faire un film de mains, de regards, d’objets, refuser tout ce qui est théâtre. Le théâtre tue le cinéma et le cinéma tue le théâtre. Dans un film, c’est l’homme qu’il faut. L’acteur, même et surtout plein de talent, nous donne d’un être humain une image trop simple et donc fausse. Ce n’est pas ce que mes interprètes me montrent qui est important. C’est tout ce qu’ils me cachent. Un regard pris à l’improviste peut être sublime.
L’acteur se projette. Le mouvement est du dedans vers le dehors. Dans un film, c’est l’inverse. Il faut que tout soit bien dedans, que rien ne s’échappe. Je dis quelquefois à mes interprètes: «Quand vous parlez, parlez-vous à vous-même.»
«Tout mouvement nous descouvre», a dit Montaigne [Essais, I, 50]. Pour moi, les gestes et les paroles ne sont pas l’essentiel d’un film. L’essentiel, c’est cette chose, ou ces choses, qu’ils provoquent.
J. D. — Obéissez-vous à une théorie ou…
R.B. — À mon instinct. Je travaille d’abord, je réfléchis après. J’ai remarqué que plus une image est plate, que moins elle exprime, plus elle se transforme facilement au contact d’autres images. Il faut, à un certain moment, qu’il y ait transformation, sinon il n’y a pas d’art. Il faut arriver à ce que les images parlent un langage particulier.
Un art ne peut se servir que de matériaux bruts, pris à la nature, et non d’éléments qui portent la marque d’autres arts. Ce qu’on nomme actuellement le cinéma me semble être la reproduction d’autres arts, plutôt qu’un art particulier.
Mes électriciens et mes machinistes s’ennuient assez sur le plateau. Dans d’autres films, ils sont au spectacle. Lorsqu’ils voient la projection de ces films, ils ne sont pas surpris: c’est la reproduction du spectacle qu’ils ont eu devant les yeux. Alors qu’ils ne reconnaissent pas le film auquel ils ont travaillé avec moi.
Un film doit être quelque chose en perpétuelle naissance. Une sorte d’équilibre se fait au fur et à mesure. Un film repose tout entier sur un choix et une construction.
La réussite, si elle vient, vient de ce que chaque chose est à sa place.
J. D. — Vos dialogues ont toujours eu dans vos films une très grande importance…
R.B. — Dans Pickpocket, je n’ai écrit que fort peu de dialogues. Je suis dangereusement à la limite du trop peu dit. Il y aura, aussi, un commentaire. Dans Un condamné à mort s’est échappé, le drame naissait des rapports entre le ton du commentaire, celui des dialogues et les images. C’était comme un tableau en trois couleurs. Le drame, c’était qu’il n’y avait pas de drame. En prison, il n’y a pas de drame apparent, les choses sont ce qu’elles sont. La prison était froide, forcément.
Je ferai en sorte, dans Pickpocket, que mes commentaires apportent des changements de valeurs.
J. D. — C’est un film, en quelque sorte, extérieur à vous?
R.B. — Ne croyez pas cela. Je mets, dans chacun de mes films, tout ce que je peux mettre de mon expérience. J’ai été moi-même prisonnier. Il y a beaucoup de mon expérience dans Un condamné à mort s’est échappé. De même, dans Journal d’un curé de campagne, j’ai tourné dans une maison de campagne qui ressemblait à une autre que je connaissais bien.
J’essaie de plus en plus, dans mes films, de supprimer ce qu’on nomme l’intrigue. L’intrigue est un truc de romancier.
Beaucoup de producteurs et de distributeurs, en faisant subir aux sujets, quels qu’ils soient, les mêmes traitements, s’acharnent à faire croire qu’il n’y a qu’une seule manière de voir le monde. La crise actuelle vient peut-être de là. Les salles seront combles, le jour où les cinéastes pourront exprimer leurs sentiments. Dans ce sens, je suis très intéressé par le film de Truffaut qu’il me tarde de voir.
J. D. — Croyez-vous que la jeune école apporte un sang neuf au cinéma?
R.B. — Y a-t-il vraiment une jeune école? Il y a que le cinéma vient à point. À d’autres époques, les grands esprits voyaient de loin les sujets, restaient à distance. Maintenant, on s’approche. Le cinéma est l’instrument adéquat pour ce rapprochement.
J. D. — Techniquement, Pickpocket vous pose-t-il des problèmes difficiles?
R.B. — Je vais beaucoup improviser, tourner dans des foules, lutter contre des hasards…
Les rythmes d’un film doivent être des battements de cœur
L’Express 23 décembre 1959
L’Express — J’ai été très surpris, et je crois que beaucoup de gens qui suivent attentivement vos films l’ont été comme moi, lorsque j’ai appris que vous alliez tourner un film sur un pickpocket. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce sujet?
Robert BRESSON — L’intelligence des mains.
L’Express — Aviez-vous ce projet depuis longtemps?
R.B. — Non. Tout a été brusque, rapide. J’ai construit le film sur le papier en trois mois. Les préparatifs et le choix des interprètes ont duré un mois et demi. Le tournage a duré onze semaines, le montage douze.
L’Express — Avez-vous eu des difficultés?
R.B. — Aucune. Entre Mme Agnès Delahaie, la compagnie de distribution Lux et moi, l’entente a été parfaite. J’ai éprouvé d’autres difficultés. D’abord dans la documentation. Il n’existe pas de littérature sur le sujet. Les Mémoires de Vidocq sont d’une autre époque. La technique de ces voleurs à la tire ou “tireurs” est démodée. À Londres, j’ai mis la main sur un livre rare: The Prince of Pickpockets[2]. C’est la biographie d’un pickpocket célèbre du XVIIIe siècle, George Barrington. Hors les crochets qu’il fabriquait lui-même et qu’il introduisait dans les poches (autre technique démodée), rien de précis dans le livre de Barrington. Rien de précis et donc d’utile non plus dans le merveilleux Oliver Twist lui aussi d’une autre époque.
L’Express — Comment avez-vous finalement trouvé une documentation?
R.B. — En tâtonnant. En faisant parler certaines personnes. La police judiciaire m’a appris beaucoup de choses. De son côté, Henri Kassagi m’a apporté des gestes. Il a été mon “conseiller technique pour les gestes des voleurs”. Il figure dans mon film au titre de premier complice. Il y exécute quelques tours avec une habileté prodigieuse. Tous les gestes que j’ai filmés sont des gestes de pickpockets professionnels.
L’Express — Y a-t-il beaucoup de pickpockets dans la réalité?
R.B. — Ils sont innombrables. Mais j’ai seulement retenu les procédés des plus habiles, qui sont, comme il se doit, les procédés les plus simples. Dans la hiérarchie des pickpockets, c’est dans le plus haut degré que je me suis cantonné. Le vol d’un porte-monnaie dans le sac d’une femme au marché, exécuté en se cachant, n’a pas de point de comparaison avec le geste éclair du pickpocket saisissant un portefeuille ou une montre sous le regard de sa victime.
L’Express — Votre film a-t-il une signification morale?
R.B. — S’il en a une, je n’ai pas cherché à la lui donner. Je me suis surtout efforcé (comme dans mes autres films) d’intérioriser mon personnage principal. J’ai tenté de filmer, en même temps que les gestes d’un cynique, sa lutte avec lui-même.
L’Express — Dans Un condamné à mort s’est échappé, on trouve un extraordinaire éloge de la persévérance, de la foi. Y a-t-il l’équivalent dans Pickpocket?
R.B. — Cet éloge n’était pas le sujet, mais découlait du sujet. Dans le Condamné, j’avais mis tout simplement un certain homme dans un certain danger et je l’avais suivi de près avec ma caméra.Ce qui était important, plus que les faits, les événements, c’était cet homme qu’ils me permettaient de peindre.
L’Express — Vos films sont en somme des portraits?
R.B. — Peut-être.
L’Express — Quel lien sentez-vous entre le Condamné et Pickpocket?
R.B. — Les mains… Mais un lien entre deux films est-il indispensable? Je tourne comme on fait des exercices. Des exercices avec cette machine puissante qu’est le cinématographe, infiniment plus puissante que le théâtre ou le roman.
L’Express — Plus que le roman?
R.B. — Bien sûr. Il y a l’image en plus.
L’Express — Vous pensez qu’un film doit être l’œuvre d’un seul homme?
R.B. — Il doit l’être. Mais je vois, pour l’avenir, deux genres de films bien distincts: 1) Ceux où le cinématographe est utilisé comme moyen de création; 2) Ceux où il est utilisé comme moyen de reproduction (théâtre photographié). Je crois que les premiers n’auront rien à craindre de la télévision, les seconds, tout à craindre.
L’Express — Vous n’allez pas souvent au cinéma?
R.B. — Rarement.
L’Express — Vous lisez beaucoup?
R.B. — Peu… à la fois. Je relis…
L’Express — Que relisez-vous? Les classiques?
R.B. — Souvent Montaigne.
L’Express — Ces exercices dont vous parliez doivent-ils, dans votre esprit, conduire à quelque chose? Ou sont-ils déjà en eux-mêmes une satisfaction?
R.B. — Je me mets sur un chemin. C’est au moment où je trouve que je me réjouis.
L’Express — Si vous n’étiez pas metteur en scène, quel métier feriez-vous?
R.B. — Je refuse le titre de metteur en scène. Il s’applique au théâtre photographié. De même le titre anglais de director.
L’Express — Quel mot employer?
R.B. — Il y a quelques jours, un ami m’a appelé “metteur en ordre”.
L’Express — Et le mot “réalisateur”?
R.B. — En tournant, je ne réalise rien du tout. Je prends du réel, des morceaux de réel, qu’ensuite je mets dans un certain ordre.
L’Express — Que pensez-vous des cinémascopes, cinérama, etc.?
R.B. — Ils empêchent d’isoler. Ils obligent à s’en remettre aux moyens propres au théâtre ou à tout autre spectacle. Entrées, sorties, groupements. Et aussi dialogues interminables. Ils bloquent le cinématographe. J’ai déjà dit que si le cinématographe était né cinémascope ou cinérama, l’écran normal serait une grande découverte. Les rythmes d’un film doivent être des rythmes d’écriture, des battements de cœur.
L’Express — Vous attachez une grande importance aux sons?
R.B. — Oui. Et il en est souvent des sons comme des images. Il est souvent indispensable d’“isoler” avant de “prendre” et de “mettre en ordre”. Les bruits de Paris qui constituent le décor de Pickpocket, imprimés directement sur la pellicule magnétique, ne m’avaient donné qu’un affreux embrouillage. Ce que nous croyons entendre n’est pas ce que nous entendons. J’ai dû enregistrer séparément chaque élément de son et puis faire un mélange.
L’Express — Comment vous situez-vous par rapport à une notion comme celle de réalisme?
R.B. — Je me veux et me fais aussi réaliste que possible, n’utilisant que des parties brutes prises dans la vie réelle. Mais j’aboutis à un réalisme final qui n’est pas le “réalisme”. Le cinématographe est un moyen de reproduction lorsqu’il se borne à enregistrer une chose toute faite, ou un art, ou une personne, sans le pouvoir de les transformer. L’acteur professionnel vient à nous avec son art. C’est la raison la plus forte pour laquelle j’ai voulu me priver de son concours.
L’Express — Quand vous tournez, vous traitez un peu vos interprètes comme des objets?
R.B. — Peut-être, pendant le tournage, ce sentiment qu’ils pourraient avoir (mais qu’ils n’ont pas) d’être traités comme des objets, viendrait-il de ce que je les empêche de s’extérioriser. Ce que je m’efforce d’obtenir d’eux, c’est non pas ce qu’ils me montrent, mais ce qu’ils me cachent, ce qu’ils ont de merveilleux, d’unique: leur personnalité. Il y a un très beau mot de Chateaubriand sur nos poètes du XVIIIe siècle: «Ils ne manquent pas de naturel, ils manquent de nature.» Le naturel peut être obtenu au théâtre par le mouvement (obligatoire) du dedans vers le dehors (l’acteur se projette). Dans un film, le mouvement inverse du dehors vers le dedans est possible et même nécessaire si l’on veut aboutir à ce que signifie le terme “nature”.
L’Express — Vous devez faire sur vos interprètes un travail assez exceptionnel, car ils sortent épuisés des séances de tournage.
R.B. — Moins que moi !… La méthode pour obtenir d’eux ce que je souhaite obtenir est presque inexplicable. Dans la vie réelle, les trois quarts de nos gestes et même de nos paroles sont automatiques. C’est au moyen de cet automatisme que je tente d’arriver au “vrai”. Je ne demande pas à mes interprètes de fabriquer du vrai. Je leur demande de faire certains gestes, de dire certaines paroles qui ne sont pas le vrai, mais qui sont en vue du vrai. Au théâtre, l’auteur s’exprime par la pièce qu’il écrit. L’acteur s’exprime, lui aussi, à travers le personnage qu’il incarne. L’auteur d’un film peut s’exprimer directement. Il est en mesure de contrôler la précision. Gestes et paroles agissent sur les interprètes comme une provocation. Ce qui est important, ce ne sont pas ces gestes et ces paroles, c’est ce qu’ils provoquent, c’est cela qu’il faut attraper et qui forme la substance du film. Je n’ai pas de théories. Je réfléchis après coup. Je travaille d’abord. J’ai des surprises.
L’Express — Qu’est-ce qui vous guide dans le choix de vos interprètes?
R.B. — Une ressemblance morale avec mes personnages. Non pas le type physique.
L’Express — Pourtant, vous choisissez toujours le même type d’homme.
R.B. — Martin Lassalle ne ressemble pas plus à François Leterrier qu’à Claude Laydu. Ce qui vous trompe, c’est qu’ils ont tout de même quelque chose en commun: une vie intérieure, du mystère.
L’Express — Comment êtes-vous venu au cinéma?
R.B. — J’étais, je suis peintre. Je suis venu au cinéma par l’obligation de me reposer, en même temps que l’obligation de combler un vide. J’y ai vu assez vite un moyen d’expression passionnant, parce qu’il est neuf.
L’Express — Comment procédez-vous?
R.B. — C’est un travail d’approche. Parfois tout se précise ensemble: paroles, images, bruits. D’autres fois séparément. Je procède par touches, un peu comme on fait un tableau.
L’Express — Dans votre œuvre, quel est votre film préféré?
R.B. — Quand un film est fait, je n’y pense plus. J’ai eu la joie de le faire. Je n’aime pas revoir mes films d’autrefois, parce que je les retrouve en loques.
L’Express — Est-ce que vous n’êtes pas à la recherche d’un certain rythme, d’un certain mouvement?
R.B. — Le rythme vient d’une précision. Il y a une chose qui est ça, une chose qui n’est pas ça. Une chose qui est à sa place, une chose qui n’y est pas. Une chose qui a sa taille, une chose qui ne l’a pas.
L’Express — Mais est-ce que vous n’avez pas en vue une certaine totalité d’images et de sons qui, le film achevé, doit vous satisfaire?
R.B. — Oui, comme un objet bien fait. Ce à quoi je m’applique le plus, c’est aux proportions, à l’équilibre. S’il s’agit d’un détail, je le vois toujours par rapport à l’ensemble.
L’Express — Après, vous n’y pensez vraiment plus?
R.B. — J’y repense lorsque je reçois des lettres. Mon Condamné m’en a valu d’exquises, du Japon, où le film a eu un grand succès, du Mexique, etc. Ce contact pris aussi avec mon prochain lointain me fait une grande joie. Je crois que Pickpocket sera aimé des Japonais à cause de sa précision. Les Japonais sont des gens précis, des marins, des hommes qui savent faire des nœuds.
L’Express — Est-ce que c’est la notion de précision qui vous paraît caractériser Pickpocket?
R.B. — Certains passages du film devraient donner au public le plaisir que donne la précision. Que donnent aussi la simplicité et la clarté.
Pour ne capturer que du reel
“Entretien avec Robert Bresson”, par Jacques Doniol-Valcroze et Jean-Luc Godard, Cahiers du cinéma, n° 104, février 1960.
Le 31 décembre au matin, par un sec soleil d’hiver, Jean-Luc Godard et moi nous sommes retrouvés à la pointe du quai Bourbon pour réaliser un vieux projet, dix fois remis: un entretien avec Robert Bresson.
La dernière fois que j’étais venu dans cette maison, c’était avec André Bazin, au moment de la sortie du Condamné; depuis, beaucoup d’eau, triste ou heureuse, a coulé autour de l’île Saint-Louis, mais la maison n’a pas changé: elle est toujours en réfection et les bruits des travaux, comme une bande-son épurée digne de Bresson, vont “bruiter” lointainement le déroulement de notre entretien; mais la pièce où Bresson nous reçoit n’a pas changé non plus: toute blanche, les murs nus et, posés sur une commode, deux admirables Max Ernst; mais le maître de maison non plus n’a pas changé: affable et retenu, ouvert et mystérieux, parlant avec une passion parfois presque douloureuse de son art, et de cet art qu’il plie inexorablement à ses exigences et dont il fait jaillir la matière cinématographique la plus originale et la plus précieuse de notre temps. Nos minutes étaient comptées: nous ne parlâmes pratiquement que de Pickpocket… sans épuiser le sujet, car on pourrait parler indéfiniment de cet accomplissement, de ce pur diamant. (Jacques Doniol-Valcroze.)
Cahiers du cinéma — Pickpocket est le premier de vos films dont le sujet vienne de vous seul?
Robert BRESSON — Un sujet, qu’il nous tombe des nues ou qu’il vienne d’où vous voudrez, l’important est ce que nous en faisons. Pour un film, le sujet est à mes yeux prétexte à créer une “matière cinématographique”.
Cahiers du cinéma — Mais certains sujets vous attirent plus que d’autres?
R.B. — Quand leur matière cinématographique prend une vie propre que je puise dans la mienne. Je ne choisis pas mes sujets. Ils me choisissent. Ils m’offrent toujours des possibilités d’intériorisation.
Cahiers du cinéma — Pourtant, Pickpocket, si on le résume, donne l’impression d’une aventure purement extérieure.
R.B. — L’aventure extérieure, c’est l’aventure des mains du pickpocket. Elles entraînent leur propriétaire dans l’aventure intérieure.
Cahiers du cinéma — Est-ce un sujet auquel vous aviez songé avant le Condamné?
R.B. — Après. J’ai eu envie de voir et de montrer d’autres mains habiles. Cela a été brusque, rapide. J’ai coupé court aux préparatifs de mon Lancelot que je désespérais de tourner. Pickpocket est un film d’impatience. J’étais content de détruire la fable selon laquelle je me satisferais d’un film tous les cinq ou six ans.
Cahiers du cinéma — Connaissiez-vous les aventures du Colonel Jack de Daniel Defoe?
R.B. — Je ne les ai pas lues. Mais j’ai lu Moll Flanders, qui est un très beau livre. Y a-t-il des analogies entre le Colonel Jack et Pickpocket?
Cahiers du cinéma — Non, aucune. Mais comment les mains vous ont-elles conduit au vol?
R.B. — Avec le vol, j’entrais… de dos dans le règne de la morale. Tout de suite mon pickpocket était là, sans que je puisse dire comment.
Cahiers du cinéma — Pickpocket nous donne l’impression d’être moins un aboutissement qu’un nouveau départ vers quelque chose d’encore mystérieux.
R.B. — Je ne vois dans Pickpocket ni arrivée ni départ. Je suis sur un chemin.
Cahiers du cinéma — Vous aviez déjà ce sentiment-là avec les autres films?
R.B. — D’être sur un chemin? Oui. Un chemin très ordinaire, mais où je fais des découvertes qu’un autre chemin ne me ferait probablement pas faire. J’y ai des coups heureux et des coups moins heureux. Il est bon de réfléchir “après coup” sur ces coups. De s’interroger “Qu’ai-je fait? Pourquoi, comment est-ce arrivé?” afin d’avoir une conscience toujours plus claire des moyens de son métier. C’est la façon d’avancer sur le chemin.
Cahiers du cinéma — Qu’appelez-vous des coups heureux?
R.B. — Ceux qui frappent le public au cœur. «Une chose réussie, disait Paul Valéry, est une transformation d’une chose manquée[3].» Mot admirable et qui ferme une fois pour toutes la porte aux découragements, à la défaite. En ce qui concerne le tournage, l’instant où vous dites: «Tout est perdu», il ne tient qu’à vous de le faire suivre de l’instant où vous direz: «Tout est gagné.» Le tournage est une bataille.
Cahiers du cinéma — Et cette transformation peut s’opérer pour vous à tous les stades: tournage, montage, mixage?
R.B. — Bien sûr. Mais lorsqu’une faute trop lourde a été acceptée au tournage, le malheur est irréparable.
Cahiers du cinéma — Quelle place donnez-vous au cinéma parmi les arts?
R.B. — Je ne connais pas sa place. Mais il est peut-être capable d’attraper cette… chose que les mots ne peuvent pas dire, les formes et les couleurs ne peuvent pas rendre. Au moyen de plusieurs moyens combinés.
Cahiers du cinéma — Dans vos derniers films, vous vous êtes servi d’un commentaire. Quelle valeur lui attachez-vous?
R.B. — Il est un rythme. Il est surtout un élément de plus qui agit sur les autres éléments du film, qui les modifie. Je peux affirmer que dans mon Condamné, le drame naissait de la rencontre entre le ton du commentaire et le ton des dialogues.
Cahiers du cinéma — Vous aviez, je crois, commencé Pickpocket en tournant à la sauvette. Puis vous avez changé de méthode.
R.B. — On m’avait dit: «Cachez-vous, c’est facile.» Je me suis caché. J’étais vite découvert. Il fallait user de ruses. Les prises de vues en cachette ne sont pas précises. La foule est un désordre. J’ai utilisé ce désordre dans certains plans.
Cahiers du cinéma — Et la séquence de la gare de Lyon?
R.B. — Elle a été tournée d’un bout à l’autre dans la foule, au mois de juillet, à l’époque des départs en vacances. Elle exigeait une grande mobilité d’appareil, le déploiement d’un matériel: rails, chariot (pour les travellings), battants, que sais-je? marques à la craie et autres choses très visibles. En somme, j’y accumulais toutes les difficultés, dont la moindre n’était pas de travailler dans la bousculade et le vacarme.
Cahiers du cinéma — Pourquoi vous imposez-vous ces difficultés?
R.B. — Pour ne capturer que du réel.
Cahiers du cinéma — Dans Pickpocket, on ne voit pas les mouvements d’appareil.
R.B. — Pas plus que dans mes autres films où l’appareil n’arrêtait pas de bouger.
Cahiers du cinéma — Vous ne voulez pas qu’on le voie bouger?
R.B. — Il ne s’agit pas d’un œil qui se déplacerait, mais d’une vision.
Cahiers du cinéma — Ces travellings sont là pour vous permettre de rester à la même distance de l’objet?
R.B. — Pas à la même distance. Elle n’est au contraire jamais la même. Mais à la distance nécessaire. Il n’y a qu’un point dans l’espace d’où une chose, à un certain instant, demande d’être regardée.
Cahiers du cinéma — Quel accueil pensez-vous que fera le grand public à Pickpocket, après l’exclusivité?
R.B. — Bon accueil. Le grand public est prêt à sentir avant de comprendre. J’aime qu’on reçoive un film par les sens et que l’intelligence n’intervienne qu’après.
Cahiers du cinéma — Vos dialogues et vos commentaires sont dits sur un certain ton…
R.B. — … qui n’est pas le ton du théâtre. Ce ton du théâtre vient de l’obligation où se trouvent les acteurs de forcer leur voix. Ils ont en outre à s’exprimer par la parole autant que par les gestes. Je crois qu’il faut revenir à la vie où l’automatisme occupe une si grande place.
Cahiers du cinéma — Vous avez la curiosité des êtres. Vous êtes toujours à l’affût de visages nouveaux. Mais est-ce qu’il n’y a pas un même thème privilégié qui revient dans chacun de vos films?
R.B. — Lequel?
Cahiers du cinéma — La solitude.
R.B. — Oui. Et elle est dangereuse, parce qu’à l’écran elle paraît sécheresse et froideur. Il faut l’entourer de beaucoup de tendresse et d’amour pour réussir à la faire accepter.
Arriver au mystere
Le Masque et la Piume, France Inter, 9 janvier 1960
François-Régis BASTIDE — Robert Bresson, c’est la première fois dans les petites annales du Masque et la Plume que nos quatre critiques, France Roche, Georges Charensol, Jacques Doniol-Valcroze et Claude Mauriac, généralement divisés, sont unis dans l’admiration pour Pickpocket. Ce qui rend mon rôle très difficile.
Il faut rappeler que vous avez été peintre. Et est-ce que je peux me permettre de vous poser une question: à certains moments, certains de mes confrères m’ont contredit tout à l’heure quand j’ai dit cela, je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’il y avait dans ce film des tableaux composés. Je pense à un plan précis: au café, quand l’“ami-ange gardien” s’en va et qu’il reste avec la jeune fille, il y a un travelling arrière, je crois, je n’en suis pas sûr…
Robert BRESSON — Il y a des travellings tout le temps, alors ! La question de l’introduction de la peinture dans le cinéma est une question dont on pourrait parler à l’infini. Mais il me semble que, pour moi, peintre, il s’est passé des choses que je n’avais pas du tout préméditées, c’est-à-dire que de la peinture, je ne tire que des lois générales. Mais je tourne le dos, comme absolument intuitivement, à ce qui pourrait faire penser à un tableau ou à une belle image, je fuis la belle image, c’est-à-dire que je ne cherche pas de belles photographies, je cherche des photographies nécessaires, ce qui n’est pas la même chose.
F.-R.B. — Il se trouve quelles peuvent être belles.
R.B. — Il est évident que si vous voulez toucher le spectateur du film, il faut aussi que cette image soit ordonnée. De même qu’il faut que soient ordonnés tous les éléments du film. Donc, il est possible que là, il y avait un souci de composition, qui est d’ailleurs mon souci habituel, mais qui n’est pas du tout dans le sens de la belle image.
F.-R.B. — Parmi les questions que nous avons soulevées tout à l’heure, il y a la question de l’abstraction. On a beaucoup parlé du mot “abstrait”. Moi, j’étais un peu révolté, mais…
R.B. — Qu’est-ce qu’il veut dire, le mot “abstrait”? Il veut dire, je crois: séparer une partie d’un tout de quelque chose pour l’examiner à part. Or, je suis pleinement d’accord sur cette formule, étant donné que, pour moi, le cinéma n’est pas du tout le cinémascope ni le cinérama, qui sont d’ailleurs des erreurs rétrogrades. Et j’ai dit et je répète que, si le cinéma était né cinémascope, l’écran normal serait une grande découverte. Si on me reproche d’abstraire, d’être abstrait, je dis que ce n’est pas un reproche, c’est exactement ce que le cinéma doit faire, c’est-à-dire non pas montrer des choses dans leur liaison habituelle, dans leur rapport habituel de la vie, mais prendre des parties d’un certain tout, les isoler et les remettre ensemble dans un certain ordre. Donc, si je suis abstrait, si on a vu que j’étais abstrait, je m’en félicite, puisque c’est uniquement mon souci. C’est-à-dire ne pas prendre une personne tout entière, mais voir quel rapport sa main entretient avec son visage, sa main avec un objet qui est sur la table, et recréer des rapports qui sont des rapports à moi, qui forment ma vie personnelle à moi et ma vie intérieure. C’est-à-dire arriver non pas à montrer au public ce que je vois, mais à faire sentir au public ce que je sens, ce qui n’est pas du tout la même chose. (Applaudissements.)
F.-R.B. — Vous avez prononcé les mots “vie intérieure”. Je ne pouvais pas rêver de meilleure transition pour vous demander ce que vous pensez d’une interprétation qui peut paraître évidente aux yeux de certains, qui est celle qu’a donnée notre ami Louis Malle de votre film, dans un article qui a fait un certain bruit et dans lequel il explique très clairement que vous n’avez pas du tout vu un film sur le vol, ni sur les pickpockets, ni sur les procédés de vol de portefeuilles dans le métro, mais vous avez vu le pécheur; le commissaire de police n’est pas un commissaire de police, c’est le bon Dieu; le bon ami, c’est l’ange gardien; la jeune fille, c’est l’ange, etc. Bref, un film sur le péché et sur la rédemption. Qu’en pensez-vous?
R.B. — Je pense qu’il n’y a pas un sujet (d’ailleurs, il pourrait ne pas y avoir de sujet du tout dans un film, ce qui serait l’idéal d’ailleurs). Mais je pense que dans un sujet, il y a mille sujets, c’est- à-dire qu’il y a mille côtés d’où on peut le voir. Il est certain que dans ce film, ce qui m’intéresse moi — dans ce film comme dans les autres — , c’était au moyen de choses concrètes, obligatoirement concrètes, arriver à la vie d’une âme. Dans les films habituels, tout semble être tellement pris de l’extérieur et être tellement théâtral, moins ce qu’il y a dans le théâtre, c’est-à-dire la présence en chair et en os. Ce qui fait le théâtre, c’est la présence réelle. Sans présence réelle, il n’y a pas de théâtre. Qu’est-ce que le cinéma actuellement? C’est du théâtre photographié. Qu’est-ce qu’est la photo? Une reproduction. Qu’est-ce que vaut la reproduction? Rien du tout. (Rires.)
F.-R.B. — Oui, mais c’est un problème moral que de voler.
R.B. — Bien sûr. Mais pourquoi voulez-vous que je fasse un film moral? Je ne cherche jamais à faire un film moral, loin de là, mais je cherche tout de même à donner au public les sentiments que j’éprouve devant certaines choses, certains événements de la vie, mais ce n’est pas les événements mêmes qui comptent pour moi. Je veux dire que les événements ne sont que l’occasion d’arriver à une vie autre que la vie physique, c’est-à-dire une vie intérieure, une vie de l’âme. Mais je suis bien obligé d’employer des choses concrètes comme moyens d’arriver à cela.
F.-R.B. — Vous êtes obligé de faire ce que Valéry ne voulait pas. Il faut bien faire sortir cette fameuse marquise et à une certaine heure. Ça, vous le faites, n’est-ce pas?
R.B. — Mais bien sûr.
F.-R.B. — Mais alors, par exemple, l’ange gardien, l’ami très gentil qui n’était pas si bien que ça, croyons-nous avoir compris…
R.B. — Aller jusque-là ! Je n’ai jamais pensé à un ange gardien. Mais il est certain qu’il y a de telles correspondances, il y a de telles coïncidences dans la vie pour les gens qui veulent voir. Malheureusement, notre époque est un peu une école d’inattention. Je veux dire qu’on nous apprend, la radio, les magazines, la télévision nous apprennent à regarder sans voir et à écouter sans entendre. (Applaudissements.) Mais ce que je voudrais, c’est apprendre au contraire à voir. Quand j’étais petit, on ne m’apprenait qu’une seule chose, on me disait: “Fais attention.” Et maintenant, il semble qu’on dit à tout le monde: “Ne faites pas attention.” C’est très grave. C’est une chose extrêmement grave. Je suis persuadé (je peux me tromper), j’ai beaucoup plus confiance dans le vrai public, celui qui sent, que dans le petit public qui cherche à faire marcher son intelligence avant de sentir.
F.-R.B. — Je veux bien me ranger tout de suite dans ce pauvre petit public qui fait marcher son intelligence, ça m’est égal, je ne peux pas m’empêcher de penser quand même que vous avez voulu que ça ne soit pas seulement des objets, des parcours dans un escalier…
R.B. — Je veux arriver, je ne dis pas du tout que j’y arrive, mais je voudrais arriver… Il y a un mot de Pascal qui dit, je crois: «Chaque chose cache un mystère». Arriver au mystère… Mais ce n’est pas par les moyens du théâtre, ce n’est pas possible. Je reprends ce que je disais tout à l’heure. Un film ne doit pas être un spectacle. On le pousse vers le spectacle tout le temps. Le spectacle demande la présence réelle, la présence en chair et en os. Sans cette présence, ce n’est plus un spectacle. Qu’est-ce que c’est? C’est une reproduction. Qu’est-ce que c’est que la reproduction d’un tableau? C’est une chose morte. Ce que j’essaie de faire (je ne dis pas du tout que j’y arrive), c’est, peut-être justement en tuant les interprètes d’une certaine mort, les faire renaître sur l’écran. Je voudrais que le spectateur assiste à une naissance et non pas à quelque chose qui est déjà fait, qui a déjà eu lieu, une naissance qui a déjà eu lieu, dont le phénomène a été photographié.
F.-R.B. — Il me semble que c’est justement ce qui se passe à la dernière image du film, quand on voit le dernier regard de votre héros, on a vraiment l’impression qu’il commence.
P B. — Un film n’est pas fait d’images, il est fait de rapports d’images. Et il faut que ces rapports donnent une vie. De même que pour les couleurs, pour la peinture, un bleu est un bleu, mais si vous le mettez à côté d’un jaune, ce n’est plus le même bleu. Ou à côté d’un rouge et d’un jaune, ce n’est encore plus le même jaune, ni le même bleu, ni le même rouge. Je veux dire qu’un film non seulement est fait d’éléments qui sont des images, mais est fait de sons. Et non seulement de rapports, mais de rythmes. C’est-à-dire qu’il faut arriver à toucher avant tout par la forme. Vous savez que Valéry disait quelque chose comme ça: “La forme doit avoir valeur d’une idée.” Vous savez d’ailleurs qu’en poésie, le mètre a quelque chose qui est déjà une idée. En tout cas, ce que je cherche, je ne dis pas du tout que j’y arrive, mais j’essaie de parler cinéma avec un certain langage qui est propre, et je refuse de me laisser aller à la traîne du théâtre photographié. (Applaudissements.)
F.-R.B. — C’est-à-dire que vous avez voulu, pour la fameuse scène du champ de courses ou pour l’admirable séquence de la gare de Lyon, ce ballet extraordinaire au moment du départ du train, vous avez voulu donner de l’importance à certains objets et, en même temps, on ne voit pas ce que l’on s’attend à voir d’essentiel.
R.B. — La police m’avait expliqué… Un jour, je suis allé avec eux au Grand Prix de Longchamp de l’autre année, et malheureusement il y avait à ce moment-là l’Exposition de Bruxelles, et tous les pickpockets étaient à Bruxelles. (Rires.) Il n’y avait pas de pickpockets au Grand Prix, alors je n’ai assisté à rien. Mais ils m’ont dit que quand il y a une bande de trois, quatre ou cinq pickpockets très habiles, internationaux, dans une réunion comme celle de Longchamp, il y a quelque chose d’invraisemblable qui se passe! Je veux dire que c’est dans l’air autant que dans les portefeuilles. Vous comprenez ce que je veux dire? Cette présence rapide d’une main, cet escamotage, cette disparition même, ce regard éclair, intelligent et rapide et cette disparition des objets et des personnages.
F.-R.B. — Je n’étais pas très, très riche le jour où j’ai vu votre film, mais j’ai eu vraiment, par moments je ne sais pas si les spectateurs ont eu cette impression, une espèce de tic nerveux, de temps en temps, de tripoter… C’est absolument affolant. Il y a des moments où on se dit: “Ça y est !” On regarde son voisin de droite et on se dit: “C’est lui.” (Rires.) Est-ce que, dans la salle, il y a des spectateurs qui veulent poser des questions techniques, philosophiques, métaphysiques, artistiques?
Public — J’ai vu le film de M. Bresson, je l’ai trouvé très intéressant, très bien. Je le trouve très beau, très admirable. Je fais partie du grand public, je vais beaucoup au cinéma, je suis abîmé évidemment par le théâtral dans le cinéma et le commercialisme. Et je remercie beaucoup M. Bresson de donner ce coup de bélier dans le commercialisme du cinéma. C’est une épreuve très rude pour lui certainement. Je voulais lui demander si lui-même va beaucoup au cinéma, depuis combien de temps et quel genre de films il voit.
R.B. — C’est très facile de répondre: je ne vais presque jamais au cinéma. Mais ce n’est pas du tout par pose. C’est par impossibilité de rester dans une salle où je vois du théâtre photographié.
Public — Il y a une chose qui m’a énormément déconcerté. Je n’ai pas compris pourquoi les interprètes doivent parler faux. Surtout le héros, surtout Martin Lassalle.
F.-R.B. — La grande question !
R.B. — Je ne dis pas que mes interprètes parlent exactement comme dans la vie, mais je dis qu’ils parlent juste.
F.-R.B. — Moi je peux dire en tout cas que j’ai vu Martin Lassalle une ou deux fois, et pour les questions les plus banales que j’ai pu lui poser, pour la conversation banale que j’ai eue avec lui (“Est-ce que vous voulez un peu plus d’eau dans votre whisky?”), il parle comme ça. Mais il y a des tas de gens qui parlent comme ça.
R.B. — Mais “juste” ne veut pas dire que je ne l’ai pas poussé à parler d’une certaine façon que je trouve juste pour mon oreille. Ce que je crois de très difficile, mais qui est reçu d’une façon très sensible, c’est de faire un film de la solitude. La solitude qui engendre le dépouillement et la froideur est une chose très désagréable peut-être à supporter. Mais est-ce que je devais réchauffer la solitude? Je crois que le sujet de la solitude est un sujet très difficile, très dangereux à mettre à l’écran.
Public — Je voudrais demander à M. Bresson s’il a pensé à Crime et châtiment?
R.B. — J’y ai sûrement pensé, parce qu’on ne peut pas ne pas penser à Dostoïevski, qui, pour moi, pour nous tous, pour tous les gens de notre époque, est un grand modèle. De tous les points de vue, même du point de vue du roman policier. La situation finale, il est évident que c’est la même que celle de la rédemption par la faute.
Public — Et puis la scène du policier et le fait que le héros cache son trésor derrière une plinthe.
R.B. — Oui, sûrement il y a quelque chose. Inconscient ou trop conscient.
Public — Je pense que les comédiens ne peuvent pas parler comme on parle dans la vie.
R.B. — Parce que l’acteur doit parler fort, déjà son ton est déformé. Il y a un ton théâtre qui a déteint sur le ton cinéma. Mais une certaine façon de parler dans un film n’a pas pour but uniquement d’essayer d’arriver à un ton juste dans le sens où un piano est accordé ou n’est pas accordé. Je cherche aussi à donner une parenté à mes personnages pour une raison d’abord d’unité, c’est-à-dire que je cherche la chose la plus difficile, quand on fait un film, c’est de ne pas se laisser éparpiller. Le film va partout. Donc il faut essayer de tout rassembler pour avoir cette unité qui est indispensable si on veut frapper, si on veut toucher. Tout ça est absolument intuitif. Il y a aussi une autre chose très importante, c’est que plus deux choses se ressemblent, plus elles sont différentes, en ce sens que plus vous voyez la différence. Si ce sont deux choses presque voisines, la différence éclate. Je veux dire que c’est peut-être en essayant de donner une certaine parenté à mes personnages que je les rends plus personnels et plus différents.
F.-R.B. — Je pensais vous demander des clefs pour Pickpocket. Vous ne voulez pas les donner, vous ne pouvez pas les donner, vous nous laissez les trouver. Moi, je garde la mienne, qui ressemble d’ailleurs beaucoup à celle de Louis Malle. Mais vous avez dit à un ami qui me l’a répété que, si vous aviez été libre de donner à votre film le titre qui vous plaisait le plus, il paraît que vous l’auriez appelé Incertitude.
R.B. — Je ne crois pas avoir dit ça. Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit. Mais je dis que ce qui fait le drame du film, c’est l’incertitude. Le drame de cette histoire, c’est l’incertitude. Et l’incertitude est autour de tous les voleurs. Ce qui est terrible pour un voleur, c’est de ne pas savoir s’il a été vu ou pas vu. Et la police m’a dit que les voleurs meurent généralement cardiaques. (Rires.) Ce sont des gens qui vivent dans une drogue pour eux, tellement drogue qu’il paraît aussi qu’ils ne supportent pas la prison. La plupart se suicident ou tentent de se suicider, même pour quelques mois de prison. Il y a donc autour d’eux un drame, qu’ils se créent d’ailleurs et qui est leur drogue, qui est peut-être le drame de l’incertitude.
Public — Il y a une scène du film que je trouve bouleversante, c’est quand Jacques vient trouver Michel dans la chambre, le soir du dimanche où ils sont sortis avec Jeanne, et où il est blessé. Michel lui dit: “Tu l’aimes?…” (en parlant de Jeanne) “Avoue !” Jacques ne répond rien et part. À ce moment-là, Michel, debout devant la porte, sort la montre qu’il a volée et dit seulement: “La montre était très belle.” Et la musique part sur cette phrase. Je trouve que rien n’est dit, au fond, puisque cette phrase est très banale, mais tout est suggéré.
R.B. — Oui, c’est exact. Je comprends ce que vous avez senti et j’en suis très touché. Il y a peut-être trop de condensation dans ce film, mais j’essaye justement d’être au bord du trop peu dit pour essayer d’exprimer tout ce que les paroles disent d’habitude dans d’autres films, de l’exprimer par des silences ou par des choses à peine perceptibles qui se passent sur les visages ou dans les yeux. Mais il y a quelque chose de curieux, c’est qu’il y a quelques années, on disait qu’un film était vraiment du cinéma quand il n’y avait pas de dialogues. Maintenant, j’ai eu le malheur d’entrer l’autre jour dans une salle de cinéma pour voir… je ne dirai pas quel film: j’ai entendu des dialogues, mais sans aucune fin! Voilà à quoi on habitue le public, c’est-à-dire à des dialogues non écrits, qui n’ont ni forme ni même sens, alors que l’image seule pourrait dire tout ça. Et j’assiste à des films qui sont entièrement des pléonasmes, c’est-à-dire où l’image n’apprend absolument rien de plus que ce que dit la parole et la parole n’apprend rien de plus que ce que dit l’image. Et au contraire, j’ai essayé dans cette scène-là d’être au bord du trop peu dit, de laisser tout au mystère et de donner un poids aux choses par leur rythme.
Public — Il semblerait assez normal que le représentant du ministère de l’Intérieur à la censure mette une objection au film, parce que, tout de même, tout le côté documentaire semble une démonstration d’escamotage.
R.B. — C’est aussi une façon de prévenir les gens de faire attention à leurs portefeuilles. (Rires.)
F.-R.B. — Merci, Robert Bresson, d’être venu à notre tribune. Il y a encore une autre question. Je crois que personne ne voudrait vous lâcher. Il faut vraiment que j’interrompe, parce qu’on me fait signe que le théâtre doit être libéré. Enfin une dernière question, rapidement.
Public — Je voudrais savoir quelle œuvre de Lully on entend.
R.B. — C’est une suite en sol mineur. Elle n’est pas enregistrée, mais elle va l’être. Je crois qu’il va y avoir un disque sur la musique du film.
F.-R.B. — Il fallait attendre le Pickpocket pour qu’on enregistre Lully. Ce sont de ces choses bizarres ! Merci, Robert Bresson.
Poesie et verite sont sœurs
Amis du film, avril 1960.
Michel D’HOOP — Êtes-vous conscient de la sécheresse qu’on a pu trouver dans votre Pickpocket?
Robert BRESSON — Les gens ignorent que créer, c’est d’abord élaguer, supprimer. C’est aussi faire un choix. Les pires embûches pour un film sont l’impureté, la profusion, le désordre. Trop de choses incompatibles se présentent à la fois. L’art dramatique (qui n’a rien à y faire) s’en mêle et achève de tout embrouiller. Pour ma part, je m’efforce de capter du réel, des morceaux de réel, aussi purs que possible, que je mets ensuite dans un certain ordre. C’est peut-être ce qui donne au spectateur non averti l’impression de dépouillement et même de sécheresse qu’il n’a pas devant les films habituels et qui peut le surprendre par contraste avec ceux-ci.
M. d’H. — Pickpocket, plus encore que vos autres films, frappe par la manière extrêmement contenue dont vous faites parler vos personnages. Il semble que vous cherchiez un dépouillement oratoire de plus en plus grand.
R.B. — Vous savez qu’on a accroché le cinématographe au théâtre. Par commodité, paresse ou manque d’imagination. Or, le problème du cinématographe est de fuir le théâtre. La langue visuelle qui devrait être la sienne s’oppose à toute parole prépondérante. Les effets, les soulignements des acteurs professionnels augmentent cette prépondérance. Malheureusement, les habitudes sont prises. On a mis le public à l’école. Il n’est pas facile de l’en sortir. Mes personnages empruntent en effet un ton qui n’est ni celui du théâtre, ni celui des films habituels, ni tout à fait celui de la vie, bien qu’il lui soit très proche. Je me suis surpris un jour disant à l’un d’eux: “Parlez comme si vous vous parliez à vous-même.” À seule fin d’accuser ce mouvement de l’extérieur vers l’intérieur que j’estime propre au cinématographe, mouvement inverse de celui du théâtre (intérieur vers extérieur).
M. d’H. — Dans Pickpocket, il y a peu de dialogues entre deux êtres pourtant destinés à s’aimer.
R.B. — L’amour ne s’exprime pas toujours par un flot de paroles. Il est même souvent muet. De plus, dans Pickpocket, il fait partie de ses lignes profondes. Je tenais à ce qu’il ne se fasse qu’à peine deviner.
M. d’H. — À vous entendre, on dirait que tout est parfaitement concerté avant le tournage. Et pourtant, vous avez souvent parlé d’improvisation.
R.B. — C’est exact. À chaque nouveau film, j’ouvre une porte plus grande à l’improvisation. Mais l’architecture primitive en reste la même. En outre, ce qui m’évite de tomber dans le travers d’un plan trop préconçu, c’est l’emploi d’acteurs non professionnels. Tout en les dirigeant dans un certain sens, je les laisse me faire des surprises.
M. d’H. — Ne craignez-vous pas qu’ils n’aillent ainsi à l’encontre de vos intentions?
R.B. — Si je les ai choisis, non pour leur type physique mais pour la ressemblance morale qu’ils ont avec mes personnages, et si je ne me suis pas trompé dans mon choix, je ne cours pas ce risque. Pendant le tournage, je m’apprivoise à eux et ils s’apprivoisent à moi.
M. d’H. — Votre décomposition des gestes quotidiens est extraordinaire. C’est de la poésie. Vous avez réussi à rendre votre héros, Michel, très proche de nous, parce que tout en lui nous semble naturel et très vrai.
R.B. — C’est que poésie et vérité sont sœurs. Contrairement à ce qu’on semble croire, la poésie ne naît pas sur l’écran d’un ensemble d’images poétiques ou d’un texte poétique, mais d’un ensemble ou plutôt d’une combinaison de détails vrais.
M. d’H. — Après nous avoir parlé du “tournage”, pouvez-vous nous dire quelques mots sur le “montage”?
R.B. — Le montage, c’est la mise en place, à une place extrêmement précise, de chacun des éléments visuels et sonores du film. Éléments captés séparément et qui, dans mon système, attendent pour prendre vie et relief que je les mette en contact les uns avec les autres. Il faut alors qu’ils aient l’air de ne plus jamais vouloir se séparer.
M. d’H. — Vous accordez beaucoup d’importance aux éléments sonores?
R.B. — Parce qu’ils ont une grande force de suggestion. Mais il faut les décomposer (je pense aux bruits de la rue ou de la gare de Lyon dans Pickpocket) et les recomposer. Sinon, c’est un embrouillage terrible. Ce que nous croyons entendre n’est pas ce que nous entendons. Les prises de vues dans la foule (la vraie foule) nécessitent des précautions analogues. Il m’était très difficile d’y rester précis. D’où des difficultés presque insurmontables.
M. d’H. — Qu’est-ce qui vous poussait à chercher ces difficultés?
R.B. — Le besoin de capter du réel. Une figuration, même bien dirigée, aurait donné tout autre chose.
M. d’H. — Pour en terminer avec l’aspect technique, il faut vous dire bravo pour les “panoramiques” et les “travellings”…
R.B. — …. qu’on ne voit pas.
M. d’H. — Pourquoi ne voulez-vous pas qu’on voie les mouvements d’appareil?
R.B. — Primo, parce qu’il ne s’agit pas d’un œil qui se déplacerait, mais d’une vision. Secundo, parce que toute technique doit rester invisible.
M. d’H. — Concevez-vous vos sujets d’un point de vue dramatique?
R.B. — Le drame a été inventé par les auteurs dramatiques. Dans Pickpocket, comme dans mon précédent film Un condamné à mort s’est échappé, le drame, c’est qu’il n’y a pas de drame. Il n’y en a pas dans une prison, du moins pas d’apparent. Rien en surface. Le drame est une chose interne. Un sujet de film ne devrait pas être conçu de la même manière qu’un sujet de pièce ou de roman. Et même, j’imagine fort bien un film sans sujet du tout, ou avec mille sujets à la fois. Imposer à un film une intrigue de théâtre ou de roman, c’est limiter à des bornes ridiculement étroites son champ d’action (d’investigation) qui est immense.
M. d’H. — Cependant, dans Pickpocket, il y a le drame de l’orgueil…
R.B. — … qui n’est pas apparent. Il découle du personnage et de ses actes. Il n’est pas le sujet du film.
M. d’H. — D’où vient cet aspect religieux et spirituel de Pickpocket?
R.B. — Les êtres et les choses y sont vus, sans doute, sous une espèce de jour particulier qui est le mien.
M. d’H. — Dans Pickpocket, vous montrez une prédilection pour les mains analogue à celle d’Un condamné à mort s’est échappé.
R.B. — Les mains sont comme des personnes. Elles ont une intelligence et une volonté propres. Elles se portent (souvent) d’elles-mêmes où nous ne les envoyons pas. Il est possible qu’elles entraînent le pickpocket où il ne veut pas aller.
M. d’H. — Vous me semblez fasciné par certains lieux, les cages d’escalier…
R.B. — Un escalier est aussi bien un lieu qu’une chambre. Après le vacarme de la rue, c’est par lui qu’on entre dans le silence de la chambre. Il est un lieu important de la vie quotidienne.
M. d’H. — Pourquoi ce côté elliptique de vos films?
R.B. — C’est par les coupures que le public s’y introduit. L’idéal serait que les spectateurs puissent voir, sentir, comprendre le film, chacun à sa façon.
M. d’H. — Cependant, vous semblez développer certains thèmes précis, celui de l’impossibilité de parvenir, seul, au bonheur, par exemple.
R.B. — Je ne développe rien, je ne prouve rien. J’imagine un personnage que je mets dans certaines situations et je le regarde agir (vu de l’intérieur).
Note
[1] «… et la main, si elle avait une volonté, devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime” (Blaise Pascal, Pensées, 710 [149], dans Œuvres complètes, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1954, p. 1306).
[2] Richard Stanton Lambert, The Prince of Pickpockets. A Study of George Barrington, Who Left His Country For His Country’s Good, Londres, Faber & Faber, 1930.
[3] Paul Valéry, «Tel Quel», dans Œuvres, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade”, t. II, 1960, p. 553.
Tiré de: Bresson par Bresson. Entretiens 1943–1983, rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013, pp. 73–106