Bresson par Bresson: Au hasard Balthazar
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Un âne dans toute sa pureté, sa tranquillité, sa sérénité, sa sainteté
«Le Masque et la Plume», France Inter, 30 avril 1966.
François-Régis BASTIDE — Au hasard Balthazar, qu’est-ce que c’est pour vous d’abord et comment est-ce que ce film s’est présenté à votre esprit pour la première fois?
Robert BRESSON — Le film est venu tout seul. On ne sait jamais comment les idées viennent: elles viennent toujours à l’improviste. Mais il y a pas mal d’années que cet âne, comme personnage d’un film, m’est apparu avec une force extraordinaire.
F.-R.B. — Vous avez décidé qu’un jour vous feriez un film où il y aurait un petit âne?
R.B. — «Un petit âne»!… On verrait un âne jusqu’à sa mort. Il ne s’agissait pas du tout de Cadichon ou des Mémoires d’un âne (Comtesse de Ségur, Les Mémoires d’un âne (1860). Il s’agissait d’une tragédie, d’une histoire très cruelle. Et ça m’a poursuivi, hanté. J’y ai travaillé, j’ai abandonné, j’ai repris. Abandonné pendant longtemps, repris parce que c’était très difficile de composition. Et finalement, je me suis dit: si je ne le fais pas, je ne le ferai jamais. Et le printemps dernier, j’ai mis un point final à ce travail de composition, si on peut dire qu’on puisse jamais mettre un point final à un tel travail.
Il m’était apparu deux lignes. D’abord, première ligne, on retrouve dans la vie d’un âne, si on veut, les mêmes étapes qu’on peut trouver dans la vie d’un homme: l’enfance, les caresses; l’âge mûr, pour l’homme et pour l’âne, le travail; ensuite, le talent ou le génie; ensuite et enfin, la période mystique qui précède la mort.
Deuxième ligne: cet âne va passer de maître en maître et chacun de ces maîtres va représenter un vice de l’humanité. Et il va souffrir, en pâtir de façon différente, et finalement en mourir.
Il est facile de tracer une ligne, puis d’en tracer une autre. Il est plus difficile de les joindre.
J’ai trouvé énormément de difficultés, d’abord, à ce que mon histoire soit toujours voisine de la vie d’un âne et que cet âne soit toujours présent (ou tout près ou un peu plus loin). Et aussi il était très difficile de ne pas faire un film à sketches ou un film trop raide, trop systématique. Je voulais que la chose vienne d’elle-même et surtout que ce film représente bien notre agitation, nos passions en face d’un personnage peut-être assez voisin du Chariot des premiers films de Chaplin, mais qui était quand même un animal, un âne, et qui était là dans toute sa pureté, sa tranquillité, sa sérénité, sa sainteté.
F.-R.B. — Ce qui empêche votre film d’être un film à sketches, et heureusement, c’est qu’il y a aussi deux personnages centraux, une jeune fille et un jeune garçon. Un jeune garçon qui porte un blouson noir (je ne sais pas si vous le classez aussi facilement que moi par son costume) et une jeune fille brûlante qui l’accompagne presque tout au long de sa vie.
R.B. — Oui, il m’est apparu tout de suite que cet âne avait une vie extrêmement égale et c’était ce qui en faisait la beauté et que cette vie égale ne me donnait pas une montée dramatique suffisante. Donc, j’ai pensé tout de suite lui joindre un personnage parallèle qui apparaît, disparaît, mais qui est tout de même là dans le fond et qui est la ligne principale. De même, il y a un autre parallélisme, de temps en temps, avec d’autres personnages: par exemple, le personnage d’Arnold, qui est une espèce de clochard, qui a tout de même ce côté misérable de l’âne, qui va avec lui, qui s’enfonce avec lui dans la misère.
F.-R.B. — Vous avez dit un jour, dans je ne sais laquelle de vos interviews, et vous ne vous en souvenez sans doute pas vous-même, qu’un film pour vous, c’était moins un spectacle qu’une écriture. Vous avez même dit, je crois, qu’un film, ce n’est pas un spectacle, mais une écriture. Dans quelle mesure Au hasard Balthazar est une écriture alors que c’est aussi un spectacle?
R.B. — Mais non, un film ne peut pas être un spectacle. D’abord parce qu’un spectacle exige absolument la présence réelle, la présence en chair et en os. Dans les films habituels que j’appelle «films de théâtre photographié», on joue la comédie, on fait jouer la comédie à des acteurs devant un appareil et cet appareil se borne à reproduire ce jeu des acteurs. Et la caméra, qui est un instrument miraculeux, extraordinaire, se borne à être un outil de reproduction. Je voudrais que la caméra soit un outil de création. Mais la terrible habitude du théâtre fait que le public réclame le théâtre, réclame la mimique, réclame les gestes de théâtre, réclame les intonations. Si on ne les lui donne pas, le public croit voir le vide. Non seulement le public, mais la critique aussi.
F.-R.B. — Oui, mais par exemple votre personnage, Arnold, ce clochard dont vous parliez à l’instant, je vais vous contredire tout de même. Vous dites: «Pas de gestes, pas de mimiques.» Or, je me souviens très précisément d’une scène du film où il a un gourdin au-dessus de sa tête qu’il fait tournoyer, avec d’ailleurs une sorte de maladresse dont on ne sait pas si elle est voulue par le metteur en scène ou congénitale au comédien (qui n’est pas un comédien), à l’interprète, mais il y a tout de même une mimique que vous avez voulue. C’est la profonde erreur dans laquelle je suis sans doute?
R.B. — Non, ce n’est pas de la mimique. Pas du tout. L’acteur de théâtre, lui, se projette et très souvent, il se projette tellement en face de lui qu’il n’y a plus rien, même dans son image. L’image est inhabitée. Ce que je demande à mes protagonistes, au contraire, c’est de rester en eux-mêmes, de se fermer et de ne rien me donner. Mais c’est moi qui arrive à prendre d’eux ce qu’ils me cachent. Voilà ce qui m’intéresse.
F.-R.B. — Mais est-ce que ce n’est pas plus difficile tout de même pour vous (c’est une question qu’on a dû vous poser cent fois), c’est le fameux problème de ces comédiens qui ne sont pas des comédiens, puisque vous avez demandé à deux personnes aussi différentes que la petite fille de François Mauriac (qui est admirable dans ce film) et à Pierre Klossowski, qui est assez terrifiant et qui donne un côté sulfureux à ce film, de «jouer»? Est-ce que c’est plus facile ou plus difficile pour vous de prendre une jeune fille, qui est probablement une jeune lycéenne, ou un écrivain aussi particulier que Klossowski dont «Sade est le prochain» (j’emprunte ça à un titre d’un de ses livres, Pierre Klossowski, Sade mon prochain, Seuil, 1947.) et de leur dire: «Maintenant faites cela»?
R.B. — Non, ce problème ne se pose pas pour moi. Je n’ai pas le choix, je ne pourrais absolument pas faire ce que je fais avec un acteur, même si cet acteur essayait de se plier à moi, essayait de ne pas se contrôler, de ne pas se surveiller, je n’y arriverais pas.
F.-R.B. — Vous le sauriez, parce que vous l’avez pu avec Maria Casarès pour Les Dames du bois de Boulogne par exemple.
R.B. — Ce n’est plus du tout la même chose. Je ne pourrais pas. J’écris de plus en plus simple, de plus en plus j’essaye d’attraper de mes protagonistes la chose la plus rare, la plus subtile que les acteurs ne peuvent pas me donner, puisque les acteurs se mettent un masque. Ce masque d’acteur, c’est pour se cacher. Ils se cachent derrière le jeu.
F.-R.B. — Il y a une chose, moi qui me frappe justement, c’est le personnage principal de la petite jeune fille. Je crois que c’est la personne la plus sensuelle que j’aie jamais vue au cinéma, alors quelle a une voix blanche, que son visage ne bouge pas (c’est le contraire de Jeanne Moreau, si vous voulez). Mais quelle sensualité! C’est quelque chose de fantastique.
R.B. — Elle n’a pas une voix blanche, elle a une voix admirable, un peu rentrée, un peu rauque, mais admirable.
F.-R.B. — Il y a même une scène où les deux jeunes gens la regardent, elle est près de l’âne et ils disent: «Est-ce que tu crois quelle l’aime d’amour?» Et alors l’autre dit: «Tu es fou! Non, un âne, ce n’est pas possible.» Il y a plus qu’une amitié entre cet âne et cette petite fille qui est très belle.
R.B. — Je pourrais donner l’idée du film en disant que ce film, c’est notre agitation, nos passions en face de cet âne. Cet âne, même s’il ressemble par certains côtés au Chariot de Chaplin, est un animal, et un animal qui amène fatalement l’érotisme, l’érotisme grec, en même temps qu’il amène une certaine spiritualité ou mysticité chrétienne: l’âne est représenté dans au moins quatre-vingts de nos églises et cathédrales romanes, et il a une place primordiale, parmi tous les animaux de la création, dans les deux Testaments, l’Ancien et le Nouveau. Donc l’âne est un animal très important. Il y a des scènes très sensuelles, mais ces scènes n’ont pas été «jouées» sensuelles, puisqu’elles ont été «jouées» séparément. Chaque protagoniste a «joué» tout seul: l’un a «joué» sa scène près de Versailles et l’autre, qui lui donne la réplique, a «joué» à Gap. Ce que je veux dire, c’est que cet art cinématographique, si on veut vraiment y arriver, il faut que cet art soit un art de rapports, de relations. Tout le secret pour moi du cinématographe, que j’appelle «cinématographe» (comme Cocteau), en opposition à «cinéma» (les films de «théâtre photographié»), est uniquement un art de rapports. Une image est ce quelle est, isolée. Elle n’est plus la même quand elle est à côté d’une autre. C’est pour cela que mes voix sont très tamisées, que j’aplatis mes images comme on peut aplatir avec un fer à repasser.
F.-R.B. — Oui, vous les aplatissez, mais enfin, tout de même, quand il y a une belle image, quand il y a un beau paysage, quand il y a une belle lumière à prendre, vous les prenez?
R.B. — Non, justement.
F.-R.B. — Ce ne sont pas de belles images au sens de la belle photo, bien sûr. Ce n’est pas la photo d’opérateur, la photo cadrée.
R.B. — Je vous dirais que dans cet art qui s’appuie sur les images, il faut que le spectateur perde la notion d’image. Il faut qu’il perde la notion de tout et qu’il soit pris dans un rythme qui l’emporte. Jamais, dans aucun art, le rythme n’a eu cette importance. Il faut qu’une chose, qui serait oubliée tout de suite, ne soit pas oubliée, parce quelle est prise dans un rythme.
F.-R.B. — Il y a une chose tout de même très frappante. Je ne veux pas citer le film que nous avons vu ce matin en pré-projection, mais je dois dire que je ne pouvais plus le voir, ce film. Et pourtant c’est un film d’un très grand cinéaste. J’ai trouvé les acteurs d’un théâtral comme ce n’est pas possible. J’ai trouvé que les cadrages étaient vraiment léchés. Il y avait toujours le petit éclairage qu’il fallait au-dessus des cheveux, il y avait le reflet sur la carrosserie de la voiture. Tout cela, vous avez su le supprimer. Et ce que je ne comprends pas, c’est qu’on ne comprenne pas mieux votre leçon et que vous soyez un maître sans élèves. Vous en avez beaucoup, mais je crois qu’il n’y en a aucun qui a su vraiment comprendre votre leçon.
R.B. — Il est possible que ce soit parce qu’il y a un cinéma qui est une espèce de grande caserne dans laquelle tout le monde fait la même chose. Il y a le poncif qui est là et pour sortir du poncif, c’est très dangereux de faire un film qui reste dans un tiroir. Il faut faire très attention. En tout cas, ce qui peut arriver, ce qui peut m’arriver à moi, c’est que je n’aie plus du tout l’occasion de faire un autre film, je dois faire très attention. Mais enfin, je me donne beaucoup de mal. Si je voulais prendre des vedettes et des acteurs, je serais très riche. Or, je ne suis pas riche, je suis pauvre.
F.-R.B. — Il y a une chose que j’ai ressentie profondément, sans avoir pourtant un esprit très religieux, c’est la religiosité latente dans ce film. Et ça m’a frappé à un moment du film que je trouve extraordinaire, c’est quand on voit l’âne passer devant la ménagerie où il y a tous les animaux. Et on voit l’œil du tigre, l’œil de l’éléphant, on voit l’œil de tous ces animaux. Et on a vu les yeux des hommes avant, qui ne valaient pas mieux. Il y a une cruauté, une méchanceté dans toute cette création. Il n’y a que l’œil de l’âne qui soit bon.
R.B. — Il a fallu deux films pour que je m’aperçoive que la musique, comme les autres éléments d’un film, comme l’image, comme le son, comme les bruits et la parole, devaient être des éléments qui se transforment les uns les autres. Donc, la musique, pour rien au monde, ne devait être pour moi une musique d’accompagnement ou de renfort comme elle est presque toujours dans les films. Elle devait être, au contraire, un élément de transformation. Je vous cite un exemple: dans Un condamné à mort s’est échappé, il y a le rite des seaux qu’on vide dans la cour. Eh bien, j’ai mis la musique la plus spirituelle ou la plus spiritualiste de Mozart dessus et je change complètement ce rite en un rite presque religieux.
Elle a aussi un autre rôle pour moi, c’est de préparer un silence. Car vous le verrez, il y a des silences dans mon film. Je crois que c’est une chose qui est très rare dans les films du cinéma, du «théâtre photographié», je n’ai jamais compris pourquoi: dès qu’on s’arrête de parler, il y a de la musique!
F.-R.B. — Parce qu’on a peur que les gens s’ennuient, on a peur du silence.
R.B. — Oui, et plus on a peur de s’ennuyer, plus la musique est forte.
F.-R.B. — Tout à l’heure, vous avez dit que vous essayez de prendre de vos personnages le moment le plus rare. Je voudrais savoir de quelle façon vous procédez sur le plateau.
R.B. — Je crois à l’automatisme. Je crois que la plupart de nos gestes dans la vie sont automatiques. Le cinématographe s’oppose à ce côté raisonné, ce côté pensé du théâtre, c’est-à-dire qu’un acteur étudie son rôle. Étudier son rôle, c’est penser ses paroles, penser ses gestes. Or, c’est la chose la moins réelle qui soit. Vous ne savez pas pourquoi vous avez mis vos mains là, ce sont vos mains qui s’y sont mises toutes seules; pourquoi vous vous êtes tourné par là: vous ne l’avez pas demandé à votre tête. J’essaye de retrouver cela par des répétitions extrêmement rapides et fréquentes, de façon à ce que l’esprit ne prenne plus part à l’action. Et je lance mes protagonistes, avec une façon absolument automatique, je les lâche dans Faction que j’ai préparée. Et je leur demande une chose: «Ne pensez pas à ce que vous faites, ne pensez pas à ce que vous dites.» Pour moi, il n’y a pas d’émotion sans régularité et sans retenue. Donc, je veux que l’action et la parole soient des choses régulières et complètement automatiques pour que, lâchées dans l’action de mon film, tout à coup, les rapports se créent d’eux-mêmes. Il y a un rapport avec l’action, un rapport entre la voix et les pas que la personne fait, que je n’ai pas prévu et que mes protagonistes n’ont pas prévu.
F.-R.B. — Oui, mais d’où vient alors que nous sommes émus?
R.B. — Vous êtes émus parce que justement, si vous voulez, il y a une recréation. On ne peut pas arriver à la vie en copiant la vie, il faut la recréer. Je la recrée avec des éléments pris dans la réalité brute. Et en mettant ces éléments, que ce soient sons ou images, les uns à côté des autres, tout à coup, il y a des transformations qui font qu’il y a la vie. Mais ce n’est ni la vie naturelle, ni la vie du théâtre, ni la vie du roman, c’est la vie du cinématographe.
F.-R.B. — Écoutez, Robert Bresson, je crois que nous vous écouterions très longtemps. Je vais vous remercier beaucoup et souhaiter à Au hasard Balthazar (au Masque et La Plume et ailleurs) toute la fortune, au sens biblique du mot, qu’il mérite, et je vous remercie beaucoup, Robert Bresson.
Le film le plus libre que j’ai fait, celui où j’ai mis le plus de moi-même
«La question. Entretien avec Robert Bresson», Cahiers du Cinéma, n° 178, mai 1966
Jean-Luc GODARD — J’ai l’impression que ce film, Au hasard Balthazar, répond chez vous à quelque chose de très ancien, quelque chose à quoi vous pensiez depuis peut-être quinze ans, et que tous les films que vous avez faits ensuite étaient faits en attendant. C’est pourquoi on a l’impression de retrouver dans Au hasard Balthazar tous vos autres films. En fait, ce sont vos autres films qui préfiguraient celu-ici, comme s’ils en étaient des fragments.
Robert BRESSON — J’y pensais depuis longtemps, mais sans y travailler, c’est-à-dire que j’y travaillais par bouffées. Je me fatiguais assez vite. C’était dur du point de vue de la composition. Car je ne voulais pas faire un film à sketches, mais je voulais aussi que l’âne traverse un certain nombre de groupes humains qui représentent les vices de l’humanité. Il fallait donc que ces groupes humains s’imbriquent les uns dans les autres.
Il fallait aussi, étant donné que la vie d’un âne est une vie très égale, très sereine, trouver un mouvement, une montée dramatique. Il fallait trouver un personnage qui serait parallèle à l’âne, et qui aurait, lui, ce mouvement, qui donnerait au film cette montée dramatique qui lui était nécessaire. C’est à ce moment que j’ai pensé à une fille, à la fille perdue. Ou plutôt: à la fille qui se perd et que j’ai nommée Marie.
J.-L.G. — En prenant ce personnage de l’âne, pensiez-vous à d’autres personnages de vos films? Parce qu’en voyant aujourd’hui Au hasard Balthazar, on a l’impression qu’il a vécu dans vos films, qu’il les a tous traversés. Je veux dire qu’avec lui, on croise aussi Pickpocket, et Chantal de Journal d’un curé de campagne, et c’est cela qui fait que votre film semble le plus complet de tous. C’est le film total. En lui-même et par rapport à vous. Avez-vous ce sentiment?
R.B. — Je n’avais pas ce sentiment en faisant le film bien que j’y pense depuis dix ou douze ans. Pas de façon continue. Il y avait des périodes de calme, de non-pensée complète, qui pouvaient durer deux ou trois ans. Je l’ai pris, ce film, lâché, repris… Par moments, je le trouvais trop difficile, et je pensais que je ne le ferais jamais. Vous avez donc raison de croire que j’y réfléchissais depuis longtemps. Et il se peut qu’on y retrouve ce qu’il était, ou allait être, dans d’autres films. Il me semble qu’il est aussi le film le plus libre que j’ai fait, celui où j’ai mis le plus de moi-même.
Vous savez, il est difficile, d’habitude, de mettre quelque chose de soi dans un film qui doit être agréé par un producteur. Mais je crois qu’il est bon, qu’il est même indispensable, que les films que nous faisons participent de notre expérience. Je veux dire: qu’ils ne soient pas de la «mise en scène». Ce qu’on appelle du moins «mise en scène» et qui est l’exécution d’un plan (et par plan, j’entends aussi projet). Un film ne doit donc pas être l’exécution pure et simple d’un plan, même d’un plan qui vous est personnel, et encore moins d’un plan qui serait celui d’un autre.
J.-L.G. — Auriez-vous l’impression que vos autres films étaient davantage des films de «mise en scène»? Moi, je n’en ai pas l’impression.
R.B. — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais par exemple, quand j’ai pris comme point de départ Journal d’un curé de campagne qui est un livre de Bernanos, ou ce récit du lieutenant Devigny qui servit de base à Un condamné à mort s’est échappé, j’ai pris un sujet qui n’était pas de moi, qui était agréé par un producteur et dans lequel j’ai essayé le plus possible de me mettre. Notez bien que je ne trouve pas très grave le fait de partir d’une idée qui n’est pas de vous, mais, dans le cas d’Au hasard Balthazar, il est possible que le fait de partir d’une idée personnelle, sur laquelle j’avais déjà énormément travaillé en pensée, avant même le travail que je dus faire sur le papier, il est possible que ce fait soit responsable de l’impression que vous avez eue — et qui me fait beaucoup de plaisir — à savoir que je me suis mis vraiment dans ce film, plus encore que dans mes autres films.
J.-L.G. — Je vous ai croisé une fois, pendant le tournage, et vous m’avez dit: «C’est très difficile, je suis un peu en train d’improviser.» Que vouliez-vous dire par là?
R.B. — Pour moi, l’improvisation est à la base de la création au cinéma. Mais il est aussi certain que, pour un travail aussi compliqué, il faut avoir une base, une base solide. Pour pouvoir modifier une chose, il faut qu’au départ cette chose soit très nette et très forte. Car s’il n’y a pas eu non seulement une vision très nette des choses, mais aussi une écriture sur le papier, on risque de s’y perdre. On risque de se perdre dans ce labyrinthe de données extrêmement complexes. On se sent, au contraire, d’autant plus de liberté vis-à-vis du fond même du film qu’on s’est astreint à cerner et à construire fortement ce fond.
J.-L.G. — Pour prendre un exemple: j’ai l’impression que la scène des moutons, à la fin, fait partie des choses qui furent plus improvisées que les autres. Peut-être n’aviez-vous pensé au départ qu’à trois ou quatre moutons?
R.B. — C’est vrai pour l’improvisation, mais pas pour le nombre. Car là, en fait, j’avais pensé à trois ou quatre mille moutons. Seulement, je ne les ai pas eus. C’est ici que se situe l’improvisation. Il fallut les resserrer entre des barrières pour que l’ensemble ne fasse pas trop maigre (un peu le problème de la forêt dont on peut donner l’illusion avec trois ou quatre arbres), mais, dans tous les cas, il me semble que ce qui vient brusquement, sans réflexion, est le meilleur de ce que l’on fait, comme il me semble que j’ai fait le meilleur de ce que j’ai fait lorsque je me suis trouvé résoudre avec la caméra des difficultés que je n’avais pu vaincre sur le papier et que j’avais laissées en blanc. La vision des choses brusquement retrouvées derrière la caméra, quand on n’avait pu les atteindre par des mots et des idées mis sur le papier, vous les fait découvrir ou redécouvrir de la façon la plus cinématographique qui soit, c’est à dire la plus créatrice et la plus forte.
J.-L.G. — Je crois qu’on peut dire que, pour la première fois, vous racontez ou décrivez plusieurs choses à la fois (sans que je mette là le moindre sens péjoratif), alors que jusqu’à maintenant (et dans Pickpocket par exemple), tout se passait comme si vous cherchiez ou suiviez un fil, comme si vous exploriez un seul filon. Ici, il y a plusieurs filons à la fois.
R.B. — Je crois qu’en effet les lignes de mes autres films étaient assez simples, assez évidentes, tandis que celle d’Au hasard Balthazar est faite de beaucoup de lignes qui s’entrecroisent. Et ce sont les contacts entre elles, même accidentels, qui ont provoqué la création, en même temps que cela me forçait, peut-être inconsciemment, à mettre dans ce film davantage de moi-même. Je crois beaucoup au travail intuitif. Mais à celui qui a été précédé d’une longue réflexion. Et notamment d’une réflexion sur la composition. Car il me semble que la composition est une chose très importante, et peut-être même qu’un film naît d’abord de la composition. Cela dit, il peut se faire que cette composition soit spontanée, quelle naisse de l’improvisation. Mais de toute façon, c’est la composition qui fait le film. En effet: nous prenons des éléments qui existent déjà; donc, ce qui compte, ce sont les rapprochements entre les choses et, par là, finalement, la composition. Or, c’est parfois dans ces rapports — quelquefois intuitifs — qu’on établit entre les choses qu’on se retrouve le mieux. Et je pense à un autre fait: c’est aussi par l’intuition qu’on découvre une personne. En tout cas, davantage par l’intuition que par la réflexion.
Dans Au hasard Balthazar, l’abondance des choses et les difficultés que, de ce fait, le film représentait m’ont peut-être fait faire un effort: d’abord, lors de l’écriture sur le papier; ensuite, lors du tournage, car tout fut extrêmement difficile. Ainsi, je ne m’étais pas rendu compte que les trois quarts des plans de mon film étaient situés en extérieurs, en plein air. Or, si vous songez au déluge de l’été dernier, vous voyez ce que ça a pu représenter comme difficultés supplémentaires. D’autant plus que je cherchais à faire tous mes plans au soleil et que je les ai effectivement tournés au soleil.
J.-L.G. — Pourquoi teniez-vous tellement au soleil?
R.B. — C’est très simple: parce que j’ai vu trop de films dans lesquels il faisait gris ou sombre dehors — ce qui pouvait donner lieu, d’ailleurs, à de très beaux effets — et où l’on entrait tout à coup dans des pièces ensoleillées. Or, j’ai toujours trouvé cela inacceptable. Mais cela arrive souvent lorsqu’on passe des intérieurs aux extérieurs, car, à l’intérieur, il y a toujours la lumière rajoutée, artificielle, et quand on passe à l’extérieur, elle n’y est plus. D’où un décalage absolument faux. Or, vous savez — et vous êtes sûrement comme moi sur ce point que je suis un maniaque du vrai. Et pour la moindre des choses. Or, un faux éclairage est aussi dangereux qu’une fausse parole, qu’un faux geste. D’où mon souci d’équilibrer les lumières de façon à ce que, lorsqu’on entre dans une maison, il y fasse tout de même moins de soleil qu’au-dehors. Est-ce clair?
J.-L.G. — Oui, oui. Ça, c’est clair.
R.B. — Il y a aussi une autre raison qui est peut-être plus juste, plus profonde. Vous savez que je vais, sans le chercher d’ailleurs je crois, vers la simplification. Et ici je le précise tout de suite: je crois que la simplification est une chose qu’il ne faut jamais chercher. Quand on a suffisamment travaillé, la simplification doit venir toute seule. Ce qui est très mauvais, c’est de chercher trop tôt la simplification, ou la simplicité, ce qui donne la mauvaise peinture, la mauvaise littérature, la mauvaise poésie… Donc, je vais vers la simplification et je m’en aperçois à peine, mais cette simplification exige, du point de vue de la prise photographique, une certaine force, une certaine vigueur. Or, si je simplifie mon action, et qu’en même temps mon image tombe (parce que les contours ne sont pas assez cernés, ou le relief pas assez marqué), je risque une chute totale de la séquence. Je vais vous donner un exemple. Si, dans la scène d’amour en 2 CV, enfin de la naissance de l’amour dans la 2 CV, la photographie était tombée, était devenue grise, l’action, qui est extrêmement simple, qui tient à des éléments, à des fils très subtils, serait tombée complètement: il n’y aurait plus eu de scène d’amour. Mais je crois comme vous que la photographie est une chose qui nous est néfaste, c’est-à-dire une chose trop facile, trop commode, qu’il faut presque se faire pardonner, mais qu’il faut savoir employer.
J.-L.G. — Oui, il faut, si on peut dire, violer la photographie, la pousser dans ses… Mais pour moi, je fais différemment, car je suis, disons, plus impulsif. De toute façon, il ne faut pas la prendre pour ce qu’elle est. Je veux dire que, par exemple, du fait que vous vouliez du soleil pour quelle ne tombe pas, vous la forciez par là, en quelque sorte, à garder de la dignité, de la rigueur… Ce que les trois quarts des autres ne font pas.
R.B. — C’est-à-dire qu’il faut savoir exactement ce que vous voulez avoir plastiquement et faire ce qu’il faut pour l’avoir. L’image que vous avez en vue, il faut la prévoir, c’est-à-dire la voir à l’avance, la voir littéralement sur l’écran (en tenant compte du fait qu’il risque d’y avoir un décalage, et même une différence totale, entre ce que vous voyez et ce que vous aurez), et cette image, il faut la faire exactement comme vous désirez la voir, comme vous la voyez en fermant les yeux.
J.-L.G. — On dit couramment de vous que vous êtes le cinéaste de l’ellipse. Là-dessus, quand on pense aux gens qui voient vos films en fonction de cette idée, il est sûr qu’avec Au hasard Balthazar vous battez tous les records. Mais je prends un exemple: dans la scène des deux accidents de voiture si on peut dire, puisqu’on n’en voit qu’un avez-vous le sentiment de faire une ellipse en ne montrant, justement, que le premier? Pour moi, je pense que vous avez le sentiment non pas d’avoir supprimé un plan, mais d’avoir mis un plan à la suite d’un autre plan. Est-ce exact?
R.B. — En ce qui concerne les deux dérapages de voitures, je pense que, puisqu’on a déjà vu le premier, il est inutile de voir aussi le second. J’aime mieux le faire imaginer. Si je l’avais fait imaginer la première fois, là, il y aurait eu un manque. Et puis, quant à moi, j’aime assez voir ça: je trouve que c’est joli, une voiture qui se retourne sur la route. Mais ensuite, j’aime mieux le faire imaginer à l’aide d’un bruit, car chaque fois que je peux remplacer une image par un bruit, je le fais. Et je le fais de plus en plus.
J.-L.G. — Et si vous pouviez remplacer toutes les images par des sons? Je veux dire… Je pense à une sorte d’interversion des fonctions de l’image et du son. On pourrait avoir les images, bien sûr, mais c’est le son qui serait l’élément important.
R.B. — Quant à cela, il est vrai que l’oreille est beaucoup plus créatrice que l’oeil. L’œil est paresseux. L’oreille, au contraire, invente, elle est, en tout cas, beaucoup plus attentive, tandis que l’œil se contente de recevoir, sauf les cas exceptionnels où il invente, mais alors dans la fantaisie. L’oreille est un sens beaucoup plus profond et évocateur. Le sifflement d’une locomotive, par exemple, peut imprimer en vous la vision de toute une gare: parfois d’une gare précise que vous connaissez, parfois de l’atmosphère d’une gare ou d’une voie de chemin de fer avec un train arrêté… Les évocations possibles sont innombrables. Ce qu’il y a de bien aussi, avec le son, c’est qu’il laisse libre le spectateur. Et c’est vers cela que nous devons tendre: laisser le plus possible le spectateur libre. Et il faut en même temps vous faire aimer de lui. Il faut faire aimer la façon dont vous rendez les choses. Cela veut dire: lui montrer les choses dans l’ordre et de la façon dont vous aimez les voir et les sentir; les lui faire sentir, en les lui présentant, comme vous les voyez et les sentez vous-même, et ce, tout en lui laissant une grande liberté, tout en le rendant libre. Or, cette liberté, justement, est plus grande avec le son qu’avec l’image.
J.-L.G. — Dans l’humanité, pourquoi justement les vices? Du reste, pour moi, je n’ai pas vu simplement les vices…
R.B. — Le film partait de deux idées, de deux schémas, si vous voulez. Premier schéma: l’âne a dans sa vie les mêmes étapes qu’un homme. C’est-à-dire, l’enfance: les caresses; l’âge mûr: le travail, le talent, le génie au milieu de la vie; et la période mystique qui précède la mort. Second schéma, qui croise celui-là ou qui en part: le trajet de cet âne qui traverse différents groupes humains représentant les vices de l’humanité, dont il souffre et dont il meurt. Voilà les deux schémas, et voilà pourquoi je vous ai parlé des vices de l’humanité. Car l’âne ne peut pas souffrir de la bonté, ni de la charité, ni de l’intelligence… Il est obligé de souffrir de ce qui nous fait souffrir, nous.
J.-L.G. — Et Marie, là-dedans, est, si j’ose dire, un autre âne.
R.B. — C’est le personnage parallèle à l’âne, et qui finit par souffrir comme lui. Exemple: chez l’avare. On lui refuse la nourriture (elle est même forcée de voler un pot de confitures), de la même façon qu’à l’âne on refuse l’avoine. Elle subit les mêmes choses que lui. Elle subit la luxure, aussi. Elle subit… non pas le viol, peut-être pas exactement, mais quelque chose qui en est presque un. Enfin, vous voyez ce que je cherchais à faire, et c’était très difficile, car il ne fallait pas que les deux schémas que je viens de vous dire fassent l’effet d’un système, il ne fallait pas qu’ils soient systématiques. Il ne fallait pas non plus que l’âne revienne comme un leitmotiv, avec son œil de juge, qui regarde ce que fait l’humanité. C’était cela, le danger. Il fallait obtenir une chose assez réglée, mais qui n’en ait pas l’air; de même que ces vices ne devaient pas avoir l’être d’être là pour être des vices et embêter l’âne. Si j’ai dit «vices», c’est qu’au départ, c’étaient bien des vices, et dont l’âne devait souffrir, mais j’ai atténué ce côté systématique que pouvait tout de suite prendre la construction, la composition.
J.-L.G. — Et le personnage d’Arnold? S’il fallait le définir… Ce n’est pas que je veuille à toute force le définir, mais, enfin, s’il fallait le faire, s’il fallait absolument lui donner certaines clefs, ou le faire représenter certaines choses plutôt que certaines autres, qu’en pourrait-on dire? Qu’en diriez-vous?
R.B. — Il représente un peu l’ivrogne, c’est-à-dire la gourmandise, mais il représente en même temps pour moi la grandeur, c’est à-dire cette liberté vis-à-vis des hommes.
J.-L.G. — Oui. Car, quand on le voit, on est forcé de penser à certaines choses… Ainsi, il a un peu la tête du Christ.
R.B. — Oui, mais je ne l’ai pas cherché. Pas du tout. Il représente avant tout l’ivrognerie, puisque quand il n’a pas bu, il est doux, et que, quand il a bu, il bat l’âne, c’est-à-dire révèle par là une des choses qui doit être le plus incompréhensible pour un animal, à savoir que la même personne peut être modifiée par l’absorption d’une bouteille de liquide. Et cela, c’est une chose qui doit stupéfier les animaux, la chose dont ils doivent le plus souffrir. En même temps, dans ce personnage, j’ai tout de suite senti la grandeur. Et peut-être aussi un parallélisme avec l’âne: ils ont en commun une certaine sensibilité aux choses. Et cela, on peut peut être le trouver chez certains animaux très sensibles aux objets. Or, vous savez qu’un animal peut broncher, faire un écart à la vue d’un objet. C’est donc que les objets comptent tout de même beaucoup pour les animaux, plus, parfois, que pour nous, qui en avons l’habitude et qui, malheureusement, n’y faisons pas toujours attention. Donc, là aussi, parallélisme. Je l’ai senti, mais je ne l’ai pas recherché. Tout cela est venu spontanément. Je n’ai pas voulu être trop systématique. Mais dès qu’il y a eu la grandeur, bien sûr, je l’ai sentie, je ne l’ai pas poussée, mais je l’ai laissée faire. C’est très intéressant de partir d’un schéma assez strict, et puis de découvrir comment on le manie, comment on aboutit à une chose plus souple, et même, à un certain moment, intuitive.
J.-L.G. — Je pense, tout à coup, que vous êtes quelqu’un qui aimez beaucoup la peinture.
R.B. — Je suis peintre. Et c’est peut-être là, justement, que vous retrouvez votre idée. Car je suis très peu écrivain. J’écris, oui, mais je me force à écrire, et j’écris je m’en rends compte un peu comme je peins (ou plutôt, peignais, car je ne peins plus, mais je repeindrai), c’est-à-dire que je suis incapable d’écrire un ruban: je suis capable d’écrire de gauche à droite, et d’aligner ainsi quelques mots, mais je ne peux pas le faire longtemps, ou pas en continuité. Pour moi, quand j’écris, j’écris comme je mets la couleur: j’en mets un peu à gauche, un peu à droite, un peu au milieu, je m’arrête, je repars… et c’est seulement lorsqu’il commence à y avoir certaines choses d’écrites que je ne suis plus annihilé par la page blanche, et que je commence à remplir les trous. Vous voyez: ce n’est pas du tout un ruban que j’écris. Donc le film est un peu fait de cette façon. C’est-à-dire que j’ai posé au départ certaines choses dans la composition, certaines autres à l’arrivée, d’autres encore au milieu; je prenais des notes quand j’y pensais tous les ans ou tous les deux ans et c’est le rassemblement de tout cela qui a fini par faire le film, de même que des couleurs sur une toile finissent par se rassembler en donnant les rapports des choses les unes avec les autres. Mais le risque du film était grand de manquer d’unité. Heureusement, je connais les dangers de dispersion qui guettent un film (et c’est le plus grand danger qu’il puisse courir, le piège dans lequel il tombe presque toujours), j’avais une très grande peur que le mien ne trouve pas d’unité, je savais que cette unité serait très difficile à trouver. Peut-être en a-t-il moins que les autres, mais peut-être est-ce , comme vous le disiez tout à l’heure, un avantage.
J.-L.G. — Moi, je voulais dire simplement que vos autres films étaient des lignes droites, et que ce-lu-ici est plutôt fait de cercles concentriques — s’il faut donner une image pour les comparer — et de cercles concentriques qui se recoupent les uns les autres.
R.B. — Je sais que ce film a moins d’unité que les autres, mais j’ai fait tous mes efforts pour lui en laisser tout de même une, pensant que, grâce à l’âne, l’unité finirait, quand même, par se retrouver. Je ne pouvais faire autrement que j’ai fait. Le film a peut-être aussi une unité de vision, une unité d’angle, une unité dans la façon dont je découpe les séquences en plans… Car tout peut donner de l’unité. Y compris la façon de parler. C’est d’ailleurs ce que je recherche toujours: que les gens parlent presque tous de la même façon. En somme: c’est par la forme que l’on peut retrouver l’unité.
J.-L.G. — Et comment voyez-vous les questions de forme, si l’on peut dire? Je sais bien qu’on n’y pense pas tellement, en tout cas pendant, mais on y pense après. Par exemple, quand on découpe, on n’y pense pas. En même temps, je me demande toujours, après: pourquoi ai-je coupé là plutôt que là? Et chez les autres aussi, c’est la seule chose que je n’arrive pas à comprendre: pourquoi couper ou ne pas couper?
R.B. — Je crois, comme vous, que c’est une chose qui doit devenir purement intuitive. Si elle n’est pas intuitive, c’est mauvais. En tout cas, pour moi, c’est la chose la plus importante.
J.-L.G. — Ça doit pouvoir quand même s’analyser…
R.B. — Moi, je ne vois mon film que par la forme. C’est curieux: quand je le revois, je ne vois plus que des plans. Je ne sais pas du tout si le film est émouvant ou non.
J.-L.G. — Je crois qu’il faut très longtemps pour arriver à voir un de ses films. Un jour, vous vous trouvez dans un petit village, au Japon ou ailleurs, et puis vous revoyez votre film. À ce moment là, on peut le recevoir comme un objet inconnu, au même titre qu’un spectateur normal. Mais je crois qu’il faut vraiment très longtemps. Il faut aussi ne pas être préparé à recevoir le film.
R.B. — Pour moi, et j’y reviens, j’attache une énorme importance à la forme. Énorme. Et je crois que la forme amène les rythmes. Or, les rythmes sont tout-puissants. C’est la première chose. Même quand on fait le commentaire d’un film, ce commentaire est d’abord vu, senti, comme un rythme. Ensuite, il est une couleur: il peut être froid ou chaud. Ensuite, il a un sens. Mais le sens arrive en dernier. Or, je crois que l’accès au public est avant tout une affaire de rythme. J’en suis persuadé. Dans la composition d’un plan, d’une séquence, il y a donc, d’abord, le rythme. Mais cette composition ne doit pas être préméditée, elle doit être purement intuitive. Elle naît surtout, par exemple, quand nous tournons dehors, et que nous abordons un décor absolument inconnu la veille. En face de la nouveauté, il nous faut improviser. C’est cela qui est très bon: l’obligation de trouver, et rapidement, un nouvel équilibre au plan que nous faisons. En somme, là non plus, je ne crois pas à la réflexion trop longue. La réflexion réduit les choses à n’être plus que l’exécution d’un plan. Les choses doivent arriver impulsivement.
J.-L.G. — Vos idées sur le cinéma si vous en aviez ont-elles évolué, et comment? Comment filmez-vous, aujourd’hui, par rapport à hier ou avant-hier? Et comment pensez-vous le cinéma après votre dernier film? Pour moi, je m’aperçois aujourd’hui que j’avais autrefois, il y a trois ou quatre ans, des idées sur le cinéma. Maintenant, je n’en ai plus. Et pour en avoir, je suis forcé de continuer à faire du cinéma, jusqu’à ce que je m’en donne de nouvelles. Disons donc: comment vous sentez-vous par rapport au cinéma? Je ne dis pas, par rapport au cinéma qui se fait, mais par rapport à l’art du cinéma?
R.B. — Si, pourtant, il me faut bien vous dire comment je me sens par rapport à ce qui se fait. Hier encore, quelqu’un me disait (c’est un reproche qu’on me fait parfois, sans le vouloir, mais c’en est un): «Pourquoi n’allez-vous jamais voir les films?» Car c’est absolument vrai: je ne vais pas les voir. C’est parce qu’ils me font peur. Justement et tout simplement pour cela. Parce que je sens que je m’en écarte, que je m’écarte des films actuels, de jour en jour et de plus en plus. Et cela me fait extrêmement peur, car je vois tous ces films acceptés par le public, et je ne vois pas du tout, à l’avance, mes films acceptés par le public. Et j’ai peur. Peur de proposer une chose à un public qui est sensibilisé à une autre chose et qui serait désensibilisé à ce que je fais. Mais c’est aussi en cela qu’aller voir un film de temps en temps m’intéresse. Afin de voir quel décalage il y a. Alors, je m’aperçois que, sans le vouloir, je m’éloigne de plus en plus d’un cinéma qui, à mon sens, est parti du mauvais pied, c’est-à-dire s’enfonce dans le music-hall, dans le théâtre photographié, et qui perd complètement de sa force et de son intérêt (et non seulement de son intérêt, mais de son pouvoir), et qui va vers la catastrophe. Non pas que les films coûtent trop cher, ou que la télévision soit une rivale, non, mais simplement parce que ce cinéma n’est pas un art, bien qu’il prétende en être un; ce n’est qu’un faux art, qui essaie de s’exprimer sous la forme d’un autre art. Or, il n’y a rien de plus mauvais et de plus inefficace que ce genre d’art. Quant à ce que j’essaie de faire moi-même, avec des images et avec des sons, bien sûr que j’ai l’impression que c’est moi qui ne me trompe pas, et que ce sont les autres qui se trompent. Mais j’ai aussi l’impression, d’abord, que je me trouve en présence de moyens trop nombreux que j’essaie de réduire (car ce qui tue aussi le cinéma, c’est la profusion des moyens, le luxe et le luxe n’a jamais rien apporté dans les arts), et ensuite, que je suis en possession de moyens propres extraordinaires.
J.-L.G. — Vous parliez tout à l’heure des acteurs…
R.B. — Il y a un fossé infranchissable entre un acteur même essayant de s’oublier, essayant de ne pas se contrôler, et une personne vierge de cinéma, vierge de théâtre, considérée comme une matière brute qui ne sait pas ce quelle est et qui vous livre ce quelle ne voulait livrer à personne. C’est en faisant des gammes, c’est en jouant de la façon la plus régulière et la plus mécanique qu’on attrape l’émotion. Ce n’est pas en cherchant à plaquer une émotion, comme font les virtuoses. Voilà: les acteurs sont des virtuoses. Qui, au lieu de vous donner la chose exacte, pour que vous la ressentiez, vous plaquent leur émotion dessus pour vous dire: voilà comment il faut que vous ressentiez la chose!
J.-L.G. — C’est comme si un peintre, au lieu d’un modèle, prenait un acteur. Comme s’il se disait: au lieu de prendre cette blanchisseuse, prenons une grande actrice qui posera beaucoup mieux que cette femme. Dans ce sens-là, bien sûr, je comprends.
R.B. — Et notez bien que ce n’est pas du tout pour diminuer le travail de l’acteur. Au contraire, j’ai une énorme admiration pour les grands acteurs. Je trouve que c’est merveilleux le théâtre! Et je trouve que c’est extraordinaire d’arriver à créer avec son corps. Mais qu’on ne mélange pas! On m’a dit: «C’est par orgueil que vous ne prenez pas d’acteurs.» Mais qu’est-ce que ça veut dire? Je réponds: «Croyez-vous que ça m’amuse de ne pas prendre d’acteurs?» Car non seulement ça ne m’amuse pas, mais cela représente un travail terrible. Et puis je n’ai jamais fait que six ou sept films… Croyez-vous que ça m’amuse de rester ainsi en panne? d’être chômeur? Je ne trouve pas ça drôle du tout, moi! J’ai envie de travailler, j’aimerais beaucoup mieux travailler tout le temps. Et pourquoi ne suis-je pas arrivé à tourner davantage? Parce que je ne prenais pas d’acteurs! Parce que j’ignorais ainsi un aspect commercial du cinéma, basé sur les vedettes. Donc, dire des choses comme ça, c’est absurde!
J.-L.G. — Il faut dire que le théâtre est plus ancien. Il existe depuis tellement de temps qu’on a du mal à ne pas s’y référer.
R.B. — Oui. Et quand on pense que ça existe encore, des gens qui pensent et parfois écrivent (je l’ai encore lu récemment) qu’un film muet est du cinéma pur! Penser qu’on en est là!
J.-L.G. — Ils disent ça, oui, mais n’empêche que, quand ils voient un film muet, ils ne peuvent plus le supporter!
R.B. — Et ce que je disais va même beaucoup plus loin: il n’y a pas eu de cinéma muet. Ça n’a jamais existé! Car on faisait effectivement parler les gens, seulement ils parlaient dans le vide, on n’entendait pas ce qu’ils disaient. Alors, qu’on ne dise pas qu’on avait trouvé un style muet! Non. C’est absurde! Il existe des gens comme Chaplin et Keaton qui ont, pour eux-mêmes, trouvé un style, d’ailleurs merveilleux, de mimique, mais le style qu’ils donnaient à leurs films n’était pas un «style muet». Là-dessus aussi, je dirai certaines choses dans mon livre [Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975]. Car je crois que c’est vraiment le moment de le faire. Seulement, pour faire des choses en plus, il faut du temps. Et à chaque fois que je m’y mets, je n’arrive pas. C’est qu’un film, pour moi, c’est non seulement travailler au film, mais être dans le film. J’y pense tout le temps. Et tout ce que je vis, ce que je vois, tout cela se situe par rapport au film, passe par le film. Aller à côté, c’est comme changer de pays. Alors ce livre n’avance pas. Pourtant, il faut le faire. Et je suis très impatient de le faire. Je crois que c’est le moment. Car le cinéma tombe. Et c’est une telle chute! Hier, je suis entré dans le Cinérama. Car vous savez qu’on peut y accéder à partir du Studiorama. Et souvent, je vais m’asseoir au balcon, où il n’y a personne, et quand on voit cet immense écran qui couvre tout, ça fait un effet!… Et les trains qui partent d’un bout et qui reviennent sur vous! C’est magnifique, cette invention! Les gens partent de votre poche droite et rentrent dans votre poche gauche! Alors, quand c’est un train qui vous rentre dedans!… C’est merveilleux! Hier donc, au balcon (et il y avait là un couple d’amoureux qui ne regardait d’ailleurs absolument pas le film), hier j’ai vu ce cinéma et ça m’a stupéfié!
J.-L.G. — Il m’est arrivé la même chose, il y a quatre jours, au Studiorama. Je suis allé aux lavabos, qui sont à la hauteur du balcon du Cinérama, et je me suis assis au balcon. Et c’est vrai: on entre dans un théâtre… J’ai vu quelques images du film: des cinglés qui se trémoussaient1. C’est là qu’on voit que le cinéma n’est pas la même chose que le cinématographe.
R.B. — Absolument! Or, c’est ça maintenant, le cinéma.
Michel DELAHAYE — Pouvez-vous dire exactement quelle impression vous avez eue à ce moment?
R.B. — Une impression horrible! L’impression de l’absolu du faux, le faux étant saisi par un appareil miraculeux et encore renforcé. Car on a là un renforcement délibéré du faux pour bien le faire entrer dans la tête du spectateur. Et quand ils ont ça dans la tête, je vous garantis qu’il est difficile de le leur faire sortir! Je pense que l’écart se situe surtout en ceci: le cinéma copie la vie ou la photographie, tandis que moi, je recrée la vie à partir d’éléments aussi nature, aussi bruts que possible.
J.-L.G. — On pourrait préciser ce qui a été dit tout à l’heure en disant que le cinématographe, contrairement au cinéma, est moraliste.
R.B. — Ou si vous voulez, c’est le système de la poésie. Prendre des éléments aussi écartés que possible dans le monde, et les rapprocher dans un certain ordre qui n’est pas l’ordre habituel, mais votre ordre à vous. Mais ces éléments doivent être bruts. Le cinéma, au contraire, recopie la vie avec des acteurs, et photographie cette copie de la vie. Donc, nous ne sommes absolument pas sur le même terrain. Quand vous parlez de l’actualité, disons de la contemporanéité, moi je n’y pense pas du tout. Et si la référence à l’époque s’imposait, alors peut-être y penserais-je, en ce sens que je me dirais que, justement, j’aime bien être en dehors de l’époque. À partir du moment où je cherche à aller assez profond à l’intérieur des êtres, cela fait partie des dangers que je dois éviter. Ici, j’ajoute une autre chose que je n’ai pas encore dite et qui est importante: la grande difficulté, dans ce que je cherche à faire, dans ce qui est, en somme, une pénétration dans l’inconnu de nous-mêmes, la grande difficulté est que mes moyens sont des moyens extérieurs, et qu’ils sont donc en rapport avec les apparences, toutes les apparences, aussi bien l’apparence de l’être lui-même que l’apparence de ce qui l’entoure. La grande difficulté est donc de rester à l’intérieur, toujours, sans passer à l’extérieur; c’est d’éviter qu’il ne se produise tout à coup un décrochage terrible. Et c’est ce qui m’arrive quelquefois, auquel cas j’essaie de réparer la faute. Je prends un exemple dans mon film: celui des mauvais garçons. Quand ils versent de l’huile sur la route et que les voitures dérapent, là, je suis complètement à l’extérieur. Et c’est un grand danger. Alors, je me rattrape comme je peux pour reprendre les êtres dans ce qu’ils ont d’intérieur.
J.-L.G. — Il y a deux tendances chez vous et je ne sais laquelle vous semble le mieux correspondre à vous: vous êtes, d’une part, un humaniste, d’autre part, un inquisiteur. Est-ce que c’est conciliable, ou est-ce que…?
R.B. — Inquisiteur? Dans quel sens? Pas dans le sens…
J.-L.G. — Ah, pas dans le sens Gestapo, bien sûr! Mais dans un sens, disons…
R.B. — Ah! Non. Non.
J.-L.G. — Ou alors, disons surtout: janséniste.
R B. — Janséniste? Alors, dans le sens de dépouillement… Dans le jansénisme, il y a peut-être ceci, qui est aussi une impression que j ai: c’est que notre vie est faite à la fois de prédestination jansénisme donc — et de hasard. Donc, le hasard (nous retrouvons le hasard de Balthazar), c’est peut-être bien ça (et là je m’en rends compte) qui a été le point de départ du film. Très exactement, le point de départ a été une vision foudroyante d’un film dont l’âne serait le personnage central.
J.-L.G. — Comme Dostoïevski que vous citez dans le film , qui a vu tout à coup un âne et a eu la révélation de quelque chose. Et ce petit passage, en deux mots, dit tellement…
R.B. — Oui. C’est merveilleux. Vous trouvez que j’aurais dû le mettre en exergue?
J.-L.G. — Non… Non. Mais c’est bien de l’avoir mis dans…
R.B. — Oui. J’ai été émerveillé quand j’ai lu ça. Mais je l’ai lu après avoir pensé à l’âne, voyez-vous. Enfin… c’est-à-dire que j’avais lu L’Idiot, mais je n’avais pas fait attention. Et puis, il y a deux ou trois ans, en relisant L’Idiot, je me suis dit: mais quel passage! Voyez l’idée admirable!
J.-L.G. — C’est ça: vous y avez pensé comme Mychkine…
R.B. — Absolument admirable de faire renseigner un Idiot par un animal, de lui faire voir la vie à travers un animal, qui passe pour idiot, mais qui est d’une intelligence! Et de comparer cet Idiot (mais vous l’avez en tête: vous savez qu’il est en fait le plus fin et le plus intelligent de tous), de le comparer à l’animal qui passe pour idiot et qui est le plus fin et le plus intelligent de tous. C’est magnifique! Magnifique cette idée de faire dire à l’Idiot, en voyant l’âne et en l’entendant braire: «Voilà, j’ai compris!» Ça, c’est extraordinaire, c’est le génie. Mais ce n’est pas cela, l’idée du film. L’idée est venue peut-être plastiquement. Car je suis peintre. Une tête d’âne me semble à moi quelque chose d’admirable. La plastique, sans doute. Puis, tout d’un coup, j’ai cru voir le film. Puis je l’ai perdu, et le lendemain, quand j’ai voulu m’y remettre… Plus tard, je l’ai retrouvé.
J.-L.G. — Mais quand vous étiez petit, vous n’avez pas vu…
R.B. — Si! J’ai vu des tas d’ânes. Oui, bien sûr, j’en ai vu… Et l’enfance joue tout de même un rôle très important, elle aussi.
J.-L.G. — Roger Leenhardt, lui aussi, a vu plein d’ânes dans sa jeunesse…
R.B. — Mais vous savez que l’âne est un animal merveilleux. Et là, il y a une autre chose que je peux vous dire, c’est que j’avais une très grande peur, non seulement en écrivant sur le papier, mais en tournant le film, que cet âne ne soit pas un personnage comme les autres, c’est-à-dire paraisse un âne dressé, un âne savant. J’ai donc pris un âne qui ne savait absolument rien faire. Pas même traîner une charrette. J’ai même eu beaucoup de mal à lui faire traîner la charrette du film. En fait, tout ce que je croyais qu’il me donnerait, il me l’a refusé, et tout ce que je croyais qu’il me refuserait… il me l’a donné. Traîner une charrette, par exemple, on se dit: un âne va faire ça. Eh bien, pas du tout! Et je me disais aussi: quand il va falloir le dresser pour le cirque… Et ce qui est arrivé, c’est que j’ai arrêté le film, l’âne non dressé, et que je l’ai remis au dresseur pour qu’il puisse tourner les séquences du cirque. J’ai dû attendre deux mois avant de les tourner.
J.-L.G. — Oui: dans la scène du cirque, il a bien fallu qu’il sache frapper des sabots.
R.B. — Donc, j’ai attendu deux mois qu’il soit prêt. C’est d’ailleurs pour ça que le film est un peu en retard. Mais au début, j’étais très inquiet. J’ai voulu que cet animal soit, même en tant qu’animal, une matière brute. Et peut-être que les regards que l’âne a donnés à certains moments, sur les animaux, par exemple, et ailleurs, sur les personnages, peut-être qu’ils n’auraient pas été les mêmes s’il avait été un âne soumis et dressé. Mais j’ai découvert ou plutôt vérifié quelque chose qui contredit tout ce qu’on pense sur l’âne (et bien que cela ne m’ait pas surpris, cela m’a quand même étonné): à savoir que l’âne n’est pas du tout un animal obstiné, ou, s’il l’est, c’est qu’il est beaucoup plus intelligent et sensible que les autres. Quand quelqu’un le brutalise, il s’arrête brutalement et ne fait plus rien. Or, le dresseur (qui est un homme intelligent et un excellent dresseur) m’a tout de suite dit, comme je lui demandais si l’âne n’est pas plus difficile à dresser que le cheval: «C’est exactement le contraire: le cheval, qui est bête, est assez difficile à dresser, mais l’âne, dès que vous lui dites quelque chose, pourvu que vous ne fassiez pas le geste qu’il ne faut pas faire, comprend immédiatement ce qu’il a à faire.»
J.-L.G. — Je pense tout à coup à un autre point de vue, formel: c’est l’angle ou la grosseur sous lesquels il fallait filmer les regards pour bien les rendre.
R.B. — Bien sûr.
J.-L.G. — L’âne a son regard de côté, alors que nous, nous avons les yeux de face.
R.B. — Oui, bien sûr.
J.-L.G. — Et il fallait être certain… Enfin, il ne fallait pas être un millimètre trop à gauche ou à droite…
R.B. — Il y a encore autre chose: je n’ai pas eu du tout, avec cet animal, les obstacles auxquels je m’attendais, mais d’autres, d’un autre ordre. Par exemple, quand je tournais en extérieurs, dans la montagne, ou près de Paris, je travaillais avec un petit appareil, et il faisait du bruit. Eh bien, dès que cet appareil était trop près de l’âne, le bruit l’empêchait de faire quoi que ce soit. Vous voyez les difficultés dans lesquelles je pouvais être! Il fallait donc le distraire par autre chose, pour tâcher d’attraper son regard. Mais il m’est arrivé aussi de me servir justement de cette attention au bruit pour attraper certains regards. En tout cas, des difficultés de ce genre, plus la pluie, tout cela a rendu le film très difficile, et j’ai dû improviser. Je me trouvais tout le temps dans l’obligation de tout bouleverser. Je ne pouvais faire telle chose de telle façon ou à tel endroit, il me fallait la faire de telle autre et à tel autre endroit. Pendant toute la dernière scène, celle de la mort de l’âne, j’ai eu une angoisse terrible, car je craignais de ne jamais pouvoir arriver à ce que je voulais. J’ai eu un mal énorme pour obtenir que l’âne fasse ce qu’il devait faire, ce que je voulais qu’il fasse. Et il ne l’a fait qu’une fois, mais enfin, il l’a fait. Seulement, il a fallu le provoquer à le faire, d’une autre façon que celle à laquelle j’avais pensé. Cela se situe dans le film au moment où l’âne entend les cloches et dresse les oreilles. C’est en attrapant quelque chose, au dernier moment, que ça a marché: il a eu la réaction qu’il fallait. Cela, il ne l’a fait qu’une fois, mais c’est merveilleux. Voilà le genre de joies que vous donne quelquefois le tournage. On est dans de terribles difficultés et tout à coup, le miracle se produit.
M. D. — Et le hasard…
R.B. — Oui, le hasard… Et j’aime le titre. Quelqu’un m’a dit: je n’aime pas cette répétition. J’ai répondu: mais c’est merveilleux, un titre rimé.
J.-L.G. — Oui, c’est merveilleux un titre comme ça.
R.B. — Et, en plus, quelle justesse, par rapport au film, que ce hasard-Balthazar… Et nous revenons au jansénisme, car je crois vraiment que notre vie est faite de prédestination et de hasard. Quand on étudie la vie des gens, des grands hommes par exemple, c’est une chose qu’on voit très bien. Je pense à la vie de saint Ignace, par exemple, dont j’ai cru pouvoir, un moment, faire un film (que je ne ferai pas). Eh bien, en étudiant la vie curieuse de cet homme qui a fondé le plus grand ordre religieux (le plus nombreux, en tout cas, et qui s’est répandu dans le monde entier), en étudiant sa vie, on sent qu’il était fait pour cela, mais tout, dans sa marche vers la fondation de cet ordre, est fait de hasards, de rencontres, à travers quoi on le sent peu à peu arriver à ce qu’il devait faire. C’est aussi un peu le cas de l’évadé dans Un condamné à mort s’est échappé. Il va vers un certain point. Il ne sait absolument pas ce qui se passera là-bas. Il y arrive. Et là, il a à choisir. Il choisit. Et il arrive à un autre point. Et là, encore, le hasard le fait choisir autre chose.
M. D. — Dans le Condamné, le cheminement du héros fait aussi penser au cheminement spirituel de saint Jean de la Croix.
R.B. — Parce que, tout au fond, si nous voulons faire attention, tout se ressemble dans une vie. Même les vies les plus simples et les plus plates ressemblent à une autre vie, d’un autre homme. Mais avec des accidents, des hasards différents… Dans la vie des grands hommes, cela se voit, parce qu’on en parle, parce qu’on connaît les détails, mais je suis persuadé que nos vies à tous sont exactement faites de la même façon, c’est-à-dire faites de prédestination et de hasard. On sait bien que nous sommes faits à cinq ou six ans. À cet âge, c’est fini. À douze ou treize ans, ça se voit. Et après, nous continuons d’être ce que nous avons été, en utilisant les différents hasards. Nous les employons pour cultiver ce qu’il y avait déjà en nous, et peut-être que si cela n’avait pas été cultivé, personne n’aurait jamais vu ce qu’il y avait. Je suis sûr que nous sommes environnés de gens de talent et de génie, j’en suis sûr, mais le hasard de la vie… Il faut tellement de coïncidences pour qu’un homme arrive à profiter de son génie.
J’ai l’impression que les êtres sont beaucoup plus intelligents, beaucoup plus doués, mais que la vie les aplatit. Tout de suite. On les aplatit parce qu’il n’y a rien qui fasse plus peur que le talent ou le génie. On en a une frousse terrible. Les parents en ont la frousse. Alors, on les aplatit. Et chez les animaux, il doit y en avoir de très intelligents qu’on aplatit par le dressage, par les coups…
J.-L.G. — Dans vos projets, pensez-vous toujours à Lancelot?
R.B. — Oui. J’espère faire le film. Mais en deux langues. En français, bien sûr, et en anglais. C’est le type même du film qu’il faut faire en deux langues (et normalement, je devrais le faire aussi en allemand), puisque la même légende fait partie de notre mythologie et de celle des Anglo-Saxons. De plus, ces histoires furent à l’origine écrites dans les deux langues. Nous avons chez nous, la transcription du Chevalier à la charrette. Ensuite, il y eut Perceval le Gallois, et aussi Tristan… Bref, ce sont de ces premiers poèmes, chantés et récités, que sortit la légende du Graal, récrite ensuite par les copieurs, et par les moines qui ajoutèrent les éléments d’ordre religieux. Ce qui m’intéresse, c’est cela: reprendre une vieille légende connue dans toute l’Europe. Et si je peux faire le film en anglais, j’aurai un peu plus d’argent au départ, ce qui est important, puisque je ne peux faire le film uniquement avec la France… À moins de prendre des vedettes. Et des vedettes françaises. Or, je ne le veux pas. Mais j’espère bien pouvoir le faire dans les deux langues. Cependant, je ne reprendrai pas l’élément purement féerique de la légende, je veux dire les fées, Merlin, etc. Je vais essayer de transporter cette féerie dans le domaine des sentiments, c’est-à-dire de montrer comment les sentiments modifient l’air même qu’on respire. En tout cas, je crois qu’aujourd’hui cette féerie, on n’y croirait pas. Or, dans un film, il faut croire. J’essaierai donc de faire passer le côté féerique dans les sentiments et de faire en sorte que ces sentiments aient une action sur les péripéties mêmes du film. Maintenant, donc, si on a un peu confiance en moi, je vais pouvoir travailler.
Et je voudrais aussi, comme un essai, un exercice, faire la Nouvelle Histoire de Mouchette. C’est une histoire très dure, bien sûr.
J.-L.G. — Le personnage de Marie, dans Au hasard Balthazar, ressemble beaucoup à la Chantal d’un autre roman de Bernanos, La Joie, que j’ai d’ailleurs voulu faire autrefois.
R.B. — Oui, peut-être. J’ai dû lire La Joie, mais, vous savez, je lis peu de romans… J’ai dû pourtant en lire au moins quelques passages. La fin, peut-être… Et le roman se termine, si je me rappelle bien, sur la mort d’un prêtre.
J.-L.G. — Oui, c’est ça.
R.B. — Mais le personnage de la Nouvelle Histoire de Mouchette est quelque chose de merveilleux, en ce sens que c’est encore l’enfance une période entre l’enfance et l’adolescence prise dans la dureté. Non pas prise dans la niaiserie, mais vraiment dans la catastrophe. Cela, c’est admirable, et c’est ce que je vais essayer de rendre. Et là, au contraire, au lieu de me disperser (si je puis dire, car j’essaie toujours de ne pas me disperser) dans un foisonnement de vies et d’êtres différents, je vais essayer d’être constamment, absolument, sur un visage — le visage de cette petite fille — pour voir ses réactions. Et je prendrai, alors là, oui, la petite fille la plus maladroite, la moins actrice, la moins comédienne (or, les enfants, les petites filles surtout, le sont souvent terriblement). Bref, je prendrai la plus maladroite qui soit, et j’essayerai de tirer d’elle tout ce quelle ne soupçonnera pas que je tire d’elle. C’est pour cela que ça m’intéresse et, évidemment, la caméra ne la quittera pas.
J.-L.G. — Cela vous intéresserat-il de lui donner un accent? Car Bernanos parlait de son affreux accent picard.
R.B. — Non. Sûrement pas. Je n’aime pas les accents… Bernanos a des éclairs merveilleux. Il y a deux ou trois choses qu’il a trouvées, qu’il a dites sur la petite fille, qui sont extraordinaires. Et ce n’est pas de la psychologie…
J.-L.G. — Oui. Je m’en souviens. Ainsi, il disait qu’au moment où on lui parlait de la mort, à Mouchette, c’était comme si on lui avait dit quelle aurait pu être une grande dame sous Louis XIV… Enfin, il y avait là une sorte de rapprochement fabuleux. Et justement, ce n’était pas de la psychologie, mais c’était quelque chose de si profond…
R.B. — Ce n’est pas de la psychologie, mais je pense justement, à ce propos (et là nous revenons à ce qui peut être intéressant pour nous), que la psychologie est maintenant pour nous une chose bien connue, admise, familière, mais qu’il y a peut-être toute une psychologie à tirer d’un cinématographe qui est celui auquel je pense, et dans lequel l’inconnu nous arrive, tout le temps, dans lequel cet inconnu est enregistré, et ce, parce qu’une mécanique l’a fait surgir, et non pas parce qu’on a voulu trouver à l’avance cet inconnu, qui ne peut pas être trouvé, parce que l’inconnu se découvre et ne se trouve pas. Donc, je crois qu’il ne faut pas faire d’analyse psychologique — et la psychologie est une chose trop a priori, il faut peindre, et c’est en peignant que tout surgira.
J.-L.G. — Il y a une expression, qu’on n’emploie plus, mais cela se disait, autrefois, c’est la «peinture des sentiments». C’est cela que vous faites.
R.B. — Peinture ou écriture (dans ce cas, c’est la même chose). En tout cas, oui, plus qu’une psychologie, c’est je crois, une peinture.
Trouver un truc pour arriver à la vie sans la copier
«Pour le plaisir», ORTF, 11 mai 1966.
Roger STEPHANE — Déjà, cela se murmure à Paris. Un film qui n’est pas comme les autres, Au hasard Balthazar, va sortir. Cela se murmure et la télévision française elle-même l’a déjà, un soir, rapidement évoqué. C’est parce qu’il nous a semblé que quelque chose était transformé dans l’art cinématographique que nous avons décidé, Roland Darbois et moi, de consacrer un numéro spécial au film de Robert Bresson. Cela dit, nous ne sommes pas les seuls de notre avis. Nous sommes heureux d’avoir pu recueillir les opinions, plus précisément les sentiments de metteurs en scène aussi différents de Bresson que Louis Malle, JeanLuc Godard ou François Reichenbach, et d’un auteur aussi singulier que Mme Marguerite Duras.
JeanLuc GODARD — Moi, je suis un drogué de cinéma, un cinéphile, j’ai la maladie du cinéma, donc j’emploie toujours des mots trop grands, mais là, je voudrais employer les mots, parler de Pascal, des passions à propos de ce film, de Pascal quand il parle de passions.
Louis MALLE — J’ai l’impression qu’enfin le cinéma a pénétré certaines zones que jusque-là, il n’a fait que… Jusquel-à, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai des plus grands films.
Marguerite DURAS — Je pense que Bresson a introduit la plus grande nouveauté qu’on pouvait, à l’heure actuelle, introduire dans le cinéma, c’est celle de la pensée. Et cette pensée n’était pas immédiatement apparente. C’est-à-dire que j’étais débordée par le spectacle et, en même temps, je ne pouvais pas mettre le doigt exactement sur ce que je voyais.
J.-L.G. — Si je pouvais caractériser Bresson, je dirais que, pour moi, il est un grand inquisiteur, c’est-à-dire quelqu’un qui, quels que soient le risque ou la violence des choses, va jusqu’au fond des hommes. Et il se trouve que cet inquisiteur est, disons, moins dangereux qu’un inquisiteur dans d’autres formes (en politique ou en religion), parce que cet inquisiteur se sert d’un moyen qui est le cinéma et le cinéma, par définition (puisqu’il filme la vie et les hommes), est humaniste. Par définition. Donc Bresson a, à la fois, cette chance et ce privilège extraordinaires d’être à la fois un inquisiteur et un humaniste. Cela se sent très bien dans Au hasard Balthazar, qui est vraiment un film à la fois terrible sur le monde et sur le mal dans le monde et en même temps, on ressent tout ça avec une espèce de douceur évangélique, qui, pour moi, est extraordinaire.
François REICHENBACH — J’ai retrouvé le son que j’ai toujours aimé chez Bresson, mais cette fois, cela m’a encore plus touché, puisqu’il y avait encore moins de mots que d’habitude. Chaque fois qu’ils arrivaient, ils me donnaient un choc. Avant tout, je suis musicien; donc j’ai aimé le film comme un musicien. J’ai aimé les silences qui donnent plus de valeur aux bruits, et les bruits qui apportent la musique, et la musique qui donne la parole à la parole.
J.-L.G. — Je crois que c’est un film que devraient aller voir les gens qui vont voir d’habitude les films de Chaplin ou de Jacques Tati, c’est-à-dire les gens qui vont une fois par an au cinéma et qui ne vont jamais au cinéma. Ce film, c’est le monde. Vraiment, en une heure et demie, une heure quarante, on voit le monde, depuis l’enfance jusqu’à la mort avec… enfin, avec tout. Je trouve ça absolument merveilleux!
L.M. — On peut dire que ce film est très en avance sur le cinéma actuel et on peut dire aussi qu’il est en dehors du temps. De toute façon, il est essentiel. Il est essentiel pour Bresson et par Bresson.
M.D. — Ce que les hommes faisaient jusqu’ici de la poésie, de la littérature, Bresson l’a fait avec le cinéma. On peut penser que jusqu’à lui, le cinéma était parasitaire, il procédait d’autres arts. Et qu’on est entré, avec lui, dans le cinéma pur. Et d’un seul. C’est peut-être un des films que j’ai vus qui correspond le plus à une création solitaire, donc à la création proprement dite. De tous les films que j’ai vus depuis… peut-être depuis que je vais au cinéma.
R.S. — Pourquoi ce titre?
Robert BRESSON — Ce titre vient premièrement de ce que je voulais donner à mon âne un nom biblique. J’ai donc donné le nom d’un des Rois mages. Le titre lui-même vient de la devise des comtes des Baux qui se disaient descendants du Roi mage Balthazar et qui était «Au hasard Balthazar». J’aime beaucoup la rime dans le titre et j’aime aussi que ce titre colle exactement à mon sujet. Au hasard Balthazar, c’est notre agitation, nos passions, en face d’une créature vivante qui est toute humilité, toute sainteté, en l’occurrence un âne: Balthazar. C’est l’orgueil, l’avarice, le besoin de faire souffrir, la sensualité, au hasard des maîtres entre les mains desquels passe l’âne et dont il pâtit, et finalement meurt. Ce personnage est un peu le Charlot des premiers films de Chaplin. Mais c’est quand même un animal, un âne, un animal érotique, qui amène l’érotisme, et qui amène en même temps une espèce de spiritualité ou de mysticité chrétienne, parce que c’est l’âne qui est tellement important dans les deux Testaments, dans la Bible et dans les Évangiles, et aussi que nous retrouvons dans toutes nos églises et nos cathédrales romanes. Au hasard Balthazar, c’est aussi deux lignes qui se rencontrent, qui sont parallèles à certains moments et puis, au contraire, qui se traversent. Première ligne, on retrouve dans la vie d’un âne les mêmes étapes que dans la vie d’un homme: l’enfance, les caresses; l’âge mûr, le travail; le talent, le génie un peu plus tard; et enfin, la période mystique qui précède la mort. L’autre ligne, c’est l’âne passant entre les mains de différents maîtres qui représentent des vices. Et il en souffre et il en meurt comme je viens de le dire. Il y a aussi une autre préoccupation qui a été la mienne pendant que ce film s’élaborait, c’était que le personnage central, qui n’était pas présent tout le temps, mais qui était là tout de même comme la ligne principale (qu’on apercevait par moments, mais qui était là quand même), c’était l’âne. Et il y a un moment où il faut qu’on sente que l’âne est cette ligne principale, qu’il est le personnage principal. Il fallait donc que tous les événements dont il n’était pas témoin ou dont il n’était témoin que par bouffées s’éloignent de lui. Les autres personnages, il m’est difficile de vous dire comment ils me sont apparus. Je ne peux pas tellement les expliquer. Je les ai vus et puis ils se sont faits peut-être comme se fait un portrait, un tableau. Je ne pourrais pas vous les expliquer comme les expliquerait un romancier.
L.M. — Pour moi, c’est un film sur l’orgueil, essentiellement. Il me semble que ce qui fait marcher tous les personnages, sans exception, c’est l’orgueil, une espèce de hauteur par rapport aux circonstances, à l’entourage, par rapport au monde enfin, par rapport à ce qu’ils sont, si vous voulez.
R.B. — Mais cet orgueil, est-ce qu’il n’est pas, si vous regardez bien, en tous les gens qui nous entourent? Est-ce que ce n’est pas une chose qui est bonne, d’ailleurs, et qui est utile? Si nous n’avions pas cet orgueil de nous-mêmes, que serions-nous? Que deviendrions-nous? Cette humanité un peu noire (que vous trouvez trop noire), je ne vois pas pourquoi ne pas l’aimer aussi.
R.S. — Marie et Gérard s’aiment-ils?
R.B. — Je pense que ni l’un ni l’autre ne s’aime. C’est l’amour qui trouve sa place, mais l’amour sensuel, c’est la sensualité qui domine dans cette scène (ne parlons pas d’érotisme, parce que ce mot d’érotisme a été galvaudé, il finit par ne plus avoir aucun sens). Mais il me semble que dans cette scène, il ne s’agit pas tellement d’amour que de sensualité: c’est le printemps, les oiseaux chantent, le hasard… Encore le hasard, qui tient une si grande place dans notre vie, fait que ce garçon est à côté d’elle et fait quelle ressent quelque chose qui la remue. L’amour sensuel naît à ce moment-là. Et peut-être croit-elle que cet amour s’adresse particulièrement à Gérard, mais il est possible que si c’était un autre…
R.S. — Cette scène, elle était écrite et décrite sur le papier, ou vous avez improvisé au moment du tournage?
R.B. — Non, elle était écrite sur du papier. Mais entre l’écriture et le tournage, il y a un monde! Je veux dire qu’il y a quelque chose qui joue avant tout dans un film à mon sens, c’est le rythme. Tout est dit avant tout en rythme. Il n’y a rien sans rythme. Il n’y a rien sans forme, mais il n’y a rien sans rythme. Il s’est agi pour moi de prendre deux personnages dans une telle attitude et de trouver leurs rapports. Mais tout ce que vous dites qu’il se passe ne s’est pas passé pendant la prise de vues. Cela s’est passé pendant le montage. C’est au montage que les choses sont apparues. C’est le montage qui crée. La caméra, c’est un appareil d’enregistrement, avec cette précision et cette indifférence heureusement de la machine. Et la création du drame se fait au montage. C’est quand les images se mettent en contact les unes avec les autres et en contact avec les sons que l’amour se produit.
R.S. — Il y a des rapports bien obscurs, bien troubles, bien équivoques entre Marie et Balthazar.
R.B. — Mais c’est une nuit d’amour dont l’objet n’est pas très défini. Vous savez que l’amour des adolescents peut s’adresser à des choses très vagues, très floues. L’amour a besoin de trouver un objet. Marie ne le trouve pas, bien sûr, sur l’âne, mais l’âne est déjà un intermédiaire, je pense. La grande difficulté, c’est que tout art est abstrait et en même temps suggestif. Il ne faut pas tout montrer. Quand on montre tout, il n’y a pas d’art. L’art va avec la suggestion. La grande difficulté dans ce cinématographe, c’est justement de ne pas montrer. L’idéal serait de ne rien montrer du tout, mais ce n’est pas possible. Il faut donc montrer les choses sous un angle, un seul angle qui évoque tous les autres angles, mais ne pas montrer tous les autres. Il faut peu à peu laisser le spectateur deviner, espérer deviner, et le tenir tout le temps dans une espèce d’attente… Il faut garder le mystère. Nous vivons dans le mystère. Il faut que ce mystère soit sur l’écran. Il faut toujours que l’effet des choses vienne avant leur cause, comme il arrive dans la vie. La plupart des événements que nous voyons s’accomplir, leur cause nous est inconnue. Nous voyons leurs effets et nous ne découvrons leurs causes que plus tard.
R.B. — Marie se réfugie chez cet homme parce que c’est son dernier refuge et elle est devenue assez habile, assez adroite, assez rusée pour l’émoustiller un peu, de façon qu’il la laisse bien entrer et coucher sur la paille, puis… le reste. Elle va plus loin parce que, maintenant, elle est assez expérimentée. Mais après, elle le traite tout de même avec un grand mépris!
R.S. — Qu’est-ce qui se passe entre eux cette nuit-là?
R.B. — Il se passe des mouvements très contradictoires qui, au fond, sont dominés par une grande droiture, une grande netteté, honnêteté de la fille. C’est-à-dire quelle accepte l’argent d’abord, puisqu’elle en manque tellement et au fond peut-être pense-t-elle à le donner à son père, qui n’a plus un sou et qui a été roulé par l’avare lui-même. Et puis, en entendant la déclaration cynique de l’avare qui la rend extrêmement triste, elle voit bien que l’argent «n’est pas tout» comme il le dit, elle lui rend l’argent. Donc, là, elle a de la grandeur. Ce qui se passe après, je n’en sais pas plus que vous. Si elle est l’amie de l’avare pour la nuit ou si simplement elle est quelqu’un qui vient chercher refuge sur une chaise et qui attend que le jour se lève…
R.S. (à Pierre Klossowski) — Quand Marie vient vous voir, est-ce qu’il n’y a pas un moment où elle fait tomber vos préventions et votre méchanceté?
Pierre KLOSSOWSKI — Un moment certainement. Certainement, il y a une tentation d’humanité avant que son amour lascif ne vienne, par un détour… Et du reste, en ce qui concerne ce moment capital, on ne sait pas du tout ce qui va se passer, ce qui doit se passer.
R.S. — Allons plus loin, monsieur. On ne sait pas ce qui s’est
passé!
P.K. — Au lendemain, lorsque le marchand de grains reçoit les parents et dit: «Elle était là, il y a une heure», évidemment le spectateur ne sait pas exactement ce qui s’est passé. Et je trouve justement très remarquable que Robert Bresson n’ait pas du tout insisté.
R.S. — Qui est Marie pour vous?
P.K. — Il est difficile de dire que Marie soit vraiment le type de la jeune fille actuelle. Je crois quelle est ce quelle représente dans ce film: une sensibilité, une sensibilité déroutée, mais qui reste tout de même très pure.
R.S. (à Robert Bresson) — Depuis Journal d’un curé de campagne jusqu’à Au hasard Balthazar, Dieu est présent, explicitement présent. Il est là, rédempteur. J’ai l’impression, dans Au hasard Balthazar, d’un monde sans Dieu, d’un monde fermé à Dieu.
R.B. — D’abord, je ne crois pas que le fait de parler de Dieu, de prononcer le nom de Dieu indique sa présence. Si j’arrive, par les moyens du cinématographe, à représenter un être humain, c’est à-dire quelqu’un qui a une âme, qui n’est pas une marionnette qui s’agite, s’il y a présence humaine, il y a présence divine. Et ce n’est pas parce que le nom de Dieu est prononcé que Dieu est plus ou moins présent.
R.S. — Non, mais c’est la première fois, à ma connaissance, dans un film de vous, qu’un personnage, le père de Marie, refuse Dieu.
R.B. — Mais s’il refuse Dieu, c’est donc que Dieu existe, c’est donc que Dieu est présent.
R.S. — Si vous voulez. Mais, brusquement, Dieu reste étranger aux hommes. Vous ne l’aviez pas dit jusqu’à présent.
R.B. — Moi, je n’ai pas l’impression que Dieu est absent du film, pour les raisons que je viens de vous dire.
R.S. — Quel rôle donnez-vous à la parole dans une œuvre comme la vôtre?
R.B. — Je crois que la parole doit dire tout ce que l’image ne peut pas dire. Avant de faire parler des personnages, je crois qu’il faut voir tout ce qu’on peut leur faire dire avec les regards surtout et avec les attitudes, avec certains rapports, certaines façons de se comporter. La parole n’est là que pour aller encore plus au fond des choses, quand on veut aller très au fond. En somme, il faudrait que les idées soient inscrites sur le film avec des images sœurs et avec des sons équivalents, et que la parole ne vienne que tout à fait au dernier moment, en secours. Je n’aime pas beaucoup parler de technique, parce qu’il n’y a pas de technique, mais, mettons, une manie que j’ai d’aplatir toutes les images pour une bonne raison: c’est que je crois ou plutôt je suis sûr qu’il n’y a pas d’art sans transformation et qu’il n’y a pas de cinématographe sans transformation d’images. Je veux dire que, si une image reste telle quelle était, prise isolément sur l’écran, et ne change pas quand vous la mettez à côté d’une autre image, il n’y a pas de transformation, il n’y a pas de cinématographe. On arrive à ce résultat: une image qui porte le sceau de l’art dramatique n’est pas transformable, parce quelle porte le sceau d’un autre art, comme une table qui aurait été faite avec des bois déjà sculptés ne serait pas vraiment cette table, la sculpture influerait sur cette table. Il s’agit d’avoir des images absolument pures de tout autre art et donc, surtout, de l’art dramatique, et qui puisse se transformer au contact d’autres images et au contact de sons. La grande difficulté dans le cinématographe… Je dis «cinématographe» par opposition à «cinéma». Par «cinéma», j’entends les films habituels qui sont pour moi du théâtre photographié, c’est-à-dire que le metteur en scène fait jouer la comédie à des acteurs et photographie cette comédie. Pour moi, le cinématographe est tout à fait autre chose. C’est un art autonome qui est fait de rapports: rapports d’images avec des images, rapports d’images avec des sons, rapports des sons avec des sons. À ce moment-là, il y a art, il y a vraiment création, il n’y a pas reproduction. Quand on fait jouer la comédie à des acteurs et qu’on photographie ces acteurs jouant la comédie, la caméra sert d’appareil de reproduction et ne sert pas d’appareil de création. Je ne sais pas si je m’explique bien.
R.S. — Là, on comprend très bien.
R.B. — Dans le domaine du théâtre, on fait jouer la comédie à des acteurs qui sont des acteurs de cinéma et de théâtre, les deux à la fois, et on les photographie jouant cette comédie. Pour moi, il ne s’agit pas du tout de la même chose: il s’agit d’images, d’images et de sons, d’images qui, au contact les unes des autres, se transforment. Mais il faut que ces images aient une certaine qualité. Cette qualité, c’est une qualité peut-être de neutralité. Il ne faut pas qu’elles portent trop en elles c’est très difficile à faire! — un sens dramatique. Ce doit être seulement le contact avec d’autres images qui leur donne cet air dramatique. La difficulté est de se rendre compte de la façon dont cette image doit être prise, sous quel angle, pour la prendre de manière à ce quelle ait surtout une valeur d’échange.
Ghislain CLOQUET [directeur de la photographie] — Nous avons eu, à travers ce film, nous techniciens, l’occasion de nous rendre compte que la formule de Bresson qui consiste à n’employer qu’un objectif unique pour tout un film et, d’ailleurs, un objectif d’une assez longue focale, un 50mm, c’est-à-dire en fin de compte assez astreignant, impose des limites extrêmement précises. C’est générateur, comme toutes les règles un peu dures, c’est générateur, cela amène des conséquences absolument inattendues et merveilleuses. C’est un peu la surprise, comme quand il parle de son travail avec un acteur, où il attend qu’il se passe quelque chose. Alors sur le plan du 50mm, ce qui est frappant, c’est qu’en effet sa mise en scène ne préexiste pas. Il cherche sa mise en scène avec le 50mm et c’est le 50mm quelquefois qui donne la solution. D’où un style de découpage, un style de récit qui en définitive est d’une très grande unité et d’une très grande fluidité. Par exemple, le travail de caméra pour le cameraman, ça devient un travail extraordinairement continu et extrêmement cohérent.
R.B. — Autant le théâtre est un art extérieur et décoratif, ce qui n’est pas du tout péjoratif dans mon esprit, autant le but, la destination du cinématographe, de l’art cinématographique, s’il existe, est l’intériorisation, l’intimité, l’isolement, c’est-à-dire la profondeur.
R.B. — Pour moi, le cinématographe est l’art de la chose en place. En quoi d’ailleurs il ressemble à tous les autres arts. On connaît l’anecdote de Jean-Sébastien Bach jouant pour un de ses élèves. L’élève déborde d’admiration et Bach dit: «Il n’y a rien à admirer, il s’agit de frapper la note juste au bon moment et c’est l’orgue qui fait le reste.»
R.S. — Ce n’est pas le son vrai que vous avez. Vous ne faites pas de bruitisme ou bruitage. Mais vous avez exagéré votre son. Alors que vous réduisez le son de la parole, vous exagérez le son des objets.
R.B. — Quelquefois je les réduis, quelquefois je leur donne au contraire une plénitude ou une importance qu’ils n’ont pas. Intuitivement et selon le sens du déroulement du film.
R.S. — D’autre part, vous demandez à vos personnages de s’exprimer par leurs gestes et leurs attitudes. Ces gestes et ces attitudes, eux aussi, vous les restreignez.
R.B. — Nous tombons encore dans de la technique ou plutôt dans ma manie de mécanisme. Je crois que la plupart de nos gestes et même de nos paroles sont automatiques. Je crois que si vous avez les mains sur vos genoux, ce n’est pas vous qui avez mis vos mains sur vos genoux. Il y a dans Montaigne un chapitre merveilleux sur ce que fait la main, la «main qui va où nous ne l’envoyons pas». La main est autonome. Nos gestes, nos membres sont presque autonomes, nous ne commandons plus. C’est cela qui est du cinématographe. Ce qui n’est pas du cinématographe, c’est de penser un geste, de penser une parole. Nous ne pensons pas nos paroles. Les paroles arrivent au fur et à mesure que nous les pensons et même peut-être ce sont nos paroles qui nous font penser. Vous voyez ce que le théâtre a d’anti-vrai, d’antinaturel. Et ce que j’essaie, au contraire, de retrouver dans mes films, c’est une espèce de vérité. Je suis peut-être un maniaque du vrai.
R.S. — Ce qui n’empêche pas que vous transformez vos personnages à votre image ou à l’image de ce que vous voulez, plutôt que vous ne les laissez s’épanouir à leur image.
R.B. — C’est un curieux mélange, c’est un mélange d’eux et de moi, une espèce de lumière venant d’eux sur moi et de moi allant à eux, c’est une espèce d’amalgame obtenu non pas par une direction d’acteur ou par une mise en scène, mais par une sorte de divination, d’accord réciproque, une espèce d’amitié sur toutes choses, mais absolument pas, je le répète, de direction d’acteur, pas de mise en scène. Elle dit tout, cette expression «mise en scène»: elle dit que le cinéma actuel (je l’oppose encore une fois à «cinématographe») est bien du théâtre, du théâtre photographié. Je m’excuse de le dire encore une fois.
R.S. — Vous ne vous considérez pas comme un metteur en scène?
R.B. — Pas du tout. Ni même comme un cinéaste.
R.S. — Robert Bresson, profession?
R.B. — Quelqu’un m’a appelé, un jour, «metteur en ordre». Ce n’est pas très joli, mais j’aime mieux metteur en ordre que metteur en scène, car je ne vois pas où est la scène.
R.S. — Pourquoi ne laissez-vous pas alors les personnages que vous prenez vous ne les choisissez pas au hasard improviser un peu plus?
R.B. — Ils improvisent, mais pas de la façon que vous pensez. C’est-à-dire que je voudrais que l’esprit soit absolument en dehors de ce qui se passe, c’est-à-dire qu’on rabâche, qu’on répète cinquante fois, s’il le faut, de façon que l’esprit ne prenne plus part ni aux paroles ni aux gestes: une fois que cet automatisme est là, lancer le personnage dans l’action du film. Il se passe des choses absolument imprévisibles, mais qui sont cent fois plus justes qu’elles ne le sont au théâtre où l’acteur a appris par cœur des textes et pense son texte et pense ses gestes. Il n’y a aucune chance pour qu’il tombe juste.
R.S. — Et là, vous avez quelquefois des gestes inattendus de la part des interprètes?
R.B. — Mais tout le temps! Voilà l’imprévu! On ne peut pas copier la vie. Il faut essayer de trouver un truc pour arriver à la vie sans la copier. Si on copie la vie, on n’arrive pas à la vie, on arrive à quelque chose de faux. Et c’est par un mécanisme que je crois qu’on peut arriver à une vérité, et même à une réalité.
R S. — Et vous n’avez pas eu de difficultés avec l’âne, par exemple?
R.B. — J’ai eu de grandes difficultés avec l’âne parce que je ne voulais pas qu’il fût un âne savant. Et même en écrivant, en composant le film, je me méfiais terriblement de ce côté «âne dressé» que pouvait avoir ce personnage-animal.
Je ne voulais pas qu’il soit professionnel et la scène de cirque, la scène de l’âne calculateur a été tournée longtemps après que j’ai eu fini de tourner le reste, pour donner le temps au dresseur de dresser l’âne et de lui apprendre à calculer. J’ai attendu deux mois pour tourner juste cette scène, qui s’est intégrée au film deux mois plus tard, de façon à ce que l’âne soit un animal absolument pur de tout dressage, de toute falsification. Mais cela a fait ceci: c’est que cet âne a fait tout ce que je pensais qu’il ne ferait pas et tout ce que je pensais qu’il ferait, il ne l’a pas fait.
R.S. — Ce que vous demandez à vos interprètes, monsieur, ressemble un peu à ces exercices psychiatriques que l’on appelle des psychodrames, dont on a essayé de faire des œuvres d’art. Vous les mettez en situation et vous leur demandez d’aller à la limite d’eux mêmes, intérieurement.
R.B. — Ce qui m’intéresse en eux, ce n’est pas ce qu’ils me montrent, c’est ce qu’ils me cachent.
R.S. — Et vous arrivez à filmer ce qu’ils cachent?
R.B. — Oui, grâce à cet extraordinaire appareil, ce miracle d’appareil qu’est la caméra. Et ce qui m’étonne justement, c’est qu’avec un appareil tellement extraordinaire, capable d’enregistrer des choses que notre œil n’est pas capable d’enregistrer ou plutôt qu’il enregistre mais que notre esprit n’enregistre pas, on s’en sert uniquement pour nous montrer du truqué, du falsifié. C’est ça qui m’étonne.
R.S. — Est-ce que le fait qu’il y ait pour vous des comédiens professionnels est un élément de ce trucage, de cette falsification? Parce que après tout depuis Les Dames du bois de Boulogne, vous ne travaillez plus jamais avec des comédiens professionnels?
R.B. — Non, bien sûr, parce qu’il est difficile, il est même impossible de changer la nature d’un comédien. Il y a un mot de Chateaubriand qui s’applique aux poètes du XVIIIe siècle, je crois, et qui est, à peu près: «Ils ne manquent pas de naturel, ils manquent de nature.» Le naturel au théâtre est quelque chose qui s’apprend et qui s’appuie sur des sentiments étudiés. La nature, c’est la nature: c’est cela qu’il faut toucher, c’est ça notre matière première. Notre matière première, dans le cinématographe, ce n’est pas l’acteur, c’est l’homme.
R.S. — Je voudrais, sans faire de peine à personne, prendre des comédiens qui sont des natures tout de même. Par exemple, Michel Simon était une nature…
R.B. — Oui, mais là encore, vous allez m’obliger à aller trop loin…
R.S. — Je vous en prie…
R.B. — … et à vous dire ce que je pense du jeu de l’acteur. Le jeu de l’acteur, c’est tout simplement une projection. C’est une projection du personnage qu’il a imaginé devant lui et il se projette en même temps que lui, il se regarde, il se surveille. Si, dans un film, la même chose se passe, si un acteur se projette, qu’est-ce qu’il reste? Il ne reste rien du tout. Le personnage est vide. C’est ce qu’on peut remarquer très souvent dans les gros plans: c’est une espèce d’absence de l’acteur, absence de son image même.
R.S. — Tandis que vous pensez qu’en faisant appel à des gens qui ne sont pas des comédiens, qui n’ont pas de déformation et qui se surveillent moins, vous arrivez à plus de vérité?
R.B. — Le talent, le grand talent et la chose si difficile, ce qu’on appelle le charme chez les gens dans la vie, c’est ce charme des gens qui ne savent pas ce qu’ils sont. C’est cela que je cherche, c’est le grand charme. C’est ce qu’il faut retrouver dans le cinématographe et c’est en quoi le cinématographe peut aller très loin (je ne suis pas, je le répète, psychanalyste ni psychologue) dans la psychologie et la psychanalyse.
R.S. — On dit, et je ne sais pas si c’est exact, que vous ne remettez pas à vos interprètes l’intégralité de votre scénario. Ils ne savent pas l’histoire dans laquelle ils vont avoir à se débattre.
R.B. — Non, ce n’est pas exact. Ils ont le scénario, mais ce qu’ils ne savent pas, c’est ce qu’ils font quand ils tournent, c’est-à-dire que, contrairement aux usages du cinéma, dans mon cinématographe, je ne leur montre pas tous les soirs le travail de la veille. Je ne leur montre jamais ce qu’ils ont fait, de façon à ce qu’ils ne se voient pas sur l’écran comme dans un miroir et qu’ils ne se corrigent pas comme font tous les acteurs qui se disent: «Tiens, j’ai mis mon nez trop à droite, je vais le mettre un petit peu à gauche: il sera beaucoup mieux la prochaine fois», etc. Vous voyez ce que je veux dire?
R.S. — Comment demandez-vous à vos interprètes d’apprendre leur texte, quelle participation ont-ils à ce texte?
R.B. — Je leur demande d’apprendre leur texte, non comme quelque chose qui a un sens, mais comme quelque chose qui n’a pas de sens, que les mots soient uniquement des syllabes, que les phrases ne soient pas seulement des mots, mais soient des syllabes, et que le sens ne vienne qu’à leur insu, au moment où, comme je vous le disais tout à l’heure, je les lâche dans les péripéties du film.
R.S. — Brusquement, ils apprennent quelque chose en une langue étrangère et la traduction ne leur en est donnée qu’au moment où ils sont lâchés. Mais vous faites des séquences ou des plans assez longs pour leur permettre de s’exprimer?
R.B. — Mais pour moi, la substance du cinématographe n’est pas ces gestes et ces mots, c’est ce que provoquent ces gestes et ces mots, c’est-à-dire ce qui est absolument indépendant de moi et même d’eux, ce qui est fait absolument à leur insu, ce que dégagent ces gestes et ces paroles et qui se lit sur leur attitude, sur leur visage. Vous connaissez le mot de Montaigne qui dit: «Tout mouvement nous descouvre.»
L.M. — Je pense qu’effectivement Au hasard Balthazar fait avec des comédiens professionnels, il y aurait comme quelque chose de pas juste dans le ton du film. Il me semble qu’il faut absolument que ce soient des visages inconnus, il faut que ce soient des gens qui n’aient aucun rapport avec l’art dramatique. Je crois que, ce qui est tout à fait exceptionnel chez Bresson, et particulièrement dans ce film, c’est que c’est un cinéma qui a brisé tout rapport possible avec l’art dramatique. C’est un cinéma de la vie intérieure, un cinéma qu’on peut assimiler à tout ce qu’on veut, qu’on peut assimiler à de la musique, à de la peinture (on peut s’amuser à ce genre de choses), et qui, je crois surtout, est l’expression d’une pensée. En général, quand les cinéastes passent à l’action, ils en chargent ceux qu’on appelle des interprètes, qui sont des comédiens professionnels, des gens qui travaillent avec leurs trucs (leurs trucs, leur talent je dirais même que c’est leur talent qui est gênant) forcément s’interposent et empêcheraient la pensée de Bresson de garder toute sa justesse. Ça risquerait de la détourner, de l’influencer, peut être de l’enrichir, je n’en sais rien (on peut le penser). On peut prétendre effectivement que les comédiens enrichissent un film, mais en tout cas, ça la déformerait. Alors qu’évidemment quand il prend des inconnus, quand il les choisit, quand il les fait travailler, quand il est sur un terrain tout à fait vierge, il est évident que ça lui permet de garder absolument intacte l’idée qu’il se fait de son film. Je crois que dans son cas, c’est indiscutable.
R.S. — Je voudrais maintenant en venir au scénario. Il est admirablement construit. Mais que d’ellipses! Que de points d’interrogation! Par exemple, à un moment donné, Gérard est convoqué à la gendarmerie. Savez-vous que personne ne sait pourquoi il est convoqué à la gendarmerie?
R.B. — Mais moi non plus!… Non, je plaisante. Je voudrais que toutes les précisions historiques soient éliminées d’un film. Quelqu’un est convoqué à la gendarmerie? Nous allons bien voir ce qui va se passer! Mais je crois qu’il y a une règle qui est bonne car il faut tout de même qu’il y ait des règles quand ce ne serait que pour leur désobéir, c’est de montrer toujours l’effet avant la cause. Il faut que la cause soit désirée ardemment, pour que vos images, votre film attirent l’intérêt du spectateur. Si l’acteur est convoqué à la gendarmerie, on ne sait pas pourquoi. Et là, on croit savoir pourquoi: un meurtre a été commis, mais peu importe par qui. On croit que c’est par lui, et puis on s’aperçoit que ce n’est pas par lui. On croit que c’est par le clochard Arnold, et ce n’est pas par lui non plus. Peu importe, après, l’histoire! Peut-être qu’eux-mêmes ne sont pas au courant, ne seront jamais au courant de ce qui s’est passé. Peut-être n’était-ce pas un meurtre? Peut-être était-ce un accident? Mais le fait que ce soit le meurtre commis par un autre ou un accident n’entre absolument pas dans mon histoire! Et ce que j’essaie toujours de faire, c’est de supprimer catégoriquement tout ce qui n’est pas absolument essentiel.
Je crois, je me trompe peut-être, que les arts sont sur leur déclin, sur leur fin, qu’ils sont en train de mourir. Peut-être par trop de liberté, peut-être à cause de cette diffusion extraordinaire qu’ont toutes les choses en ce moment. Je crois que le cinéma, la radio, la télévision tuent les arts, mais je crois aussi que c’est justement par le cinématographe, la radio, la télévision que ces arts renaîtront, peut-être tout à fait sous une tout autre forme, et peut-être que le mot «art» n’aura plus le même sens. Il semble qu’il y a là un espoir. Je crois, en effet, au cinématographe comme à un art absolument neuf, dont peut-être nous n’avons même pas encore tout à fait idée. Je crois en une muse cinématographe. Le peintre Degas disait: «Les muses ne se parlent pas, elles dansent les unes avec les autres» Je crois en effet que le cinématographe est, ou sera bientôt, un art absolument autonome et qui n’est pas ce qu’on prétend qu’il est ou qu’il doit être: la synthèse des autres arts. C’est un art absolument fermé et absolument autonome.
Il est très possible que le cinéma opposé à cinématographe continue d’exister. Il n’y a pas de raison que le cinéma divertissement ne continue pas, mais je crois fermement en un cinématographe art sérieux, et qui ne sera pas un divertissement, qui sera au contraire un moyen d’approfondissement des choses, une espèce d’aide à l’approfondissement de l’homme, et peut-être un moyen de découverte.
Le chemin parcouru
«Le cinéma selon Bresson», Les Nouvelles littéraires, 26 mai 1966.
Pierre AJAME — Votre avant-dernier film, Procès de Jeanne d’Arc, remonte à 1962. Il nous a fallu attendre 1966 pour voir Au hasard Balthazar. Pourquoi ce silence de quatre ans?
Robert BRESSON — Faire un film, pour moi, ce n’est pas seulement le préparer et le tourner, c’est aussi l’écrire sur du papier et trouver l’argent nécessaire, je veux dire trouver le producteur qui accepte de le financer. Même maintenant où l’on commence à avoir confiance en moi, il m’est difficile de faire des films à moins de deux ou trois ans d’intervalle. Ajoutez, pendant ces quatre ans dont vous parlez, la commande passée par Dino De Laurentiis de filmer le début de la Genèse (de la création du monde à la tour de Babel), commande enthousiasmante qui m’a fait écrire un scénario, séjourner une demi-année en Italie, y ordonner avec trente jardiniers un paradis terrestre… et perdre non pas deux ans de travail, mais deux ans de présence à l’écran, puisque la Genèse, en fin de compte, est devenue La Bible, dirigée par John Huston.
P.A. — Vous êtes coutumier du fait: huit films en vingt-sept ans…
R.B. — Les producteurs ne se ruent pas sur mes projets. Moi, je brûle de tourner sans arrêt. J’enrage.
P.A. — Revenons à Au hasard Balthazar. Vous ne l’avez entrepris qu’à votre retour de Rome?
R B. — Pas entrepris. Achevé son écriture sur le papier. Hélas, trop tard pour tourner pendant l’été 1964. C’est un film auquel je pensais depuis quelque quinze ans et dont j’avais abandonné, repris, abandonné et repris le projet à cause des obstacles de sa composition.
P.A. — Comment vous en est venue l’idée?
R.B. — Une tête d’âne m’est apparue, dominant un film. C’étaient tous les ânes de mon enfance et aussi ceux qu’on voit sur les chapiteaux des églises et des cathédrales romanes. Et aussi ceux qui sont dans la Bible, les deux Testaments. Peut-être est-ce d’abord la beauté plastique de cette tête qui m’a séduit.
P.A. — L’âne du film s’appelle Balthazar. Mais d’où vient le titre, Au hasard Balthazar?
R.B. — Il m’a été donné par ma voisine, la princesse Bibesco. «Au hasard Balthazar» fut la devise des comtes des Baux, qui se disaient descendants du Roi mage Balthazar.
P.A. — Si quelqu’un, qui n’aurait pas vu le film, vous demandait quel en est le sujet, comment le lui expliqueriez-vous?
R.B. — Je ne l’expliquerais pas. Il y a un âne représentant la candeur, la simplicité, l’acceptation, et en face de lui, des gens représentant l’un l’orgueil, l’autre l’avarice, un autre la cruauté, etc., enfin nos vices. L’âne en pâtit et en meurt. Je crois qu’il existe des communications secrètes entre les animaux et nous. Surtout pour l’âne. Il faut se rappeler ce que dit Dostoïevski dans Les Frères Karamazov: «Homme, ne te mets pas au-dessus des animaux» et dans L’Idiot , quand il dit que le jeune prince Mychkine a retrouvé sa lucidité, son esprit en entendant braire un âne sur le marché de Bâle. L’âne a une âme, un esprit, un cœur. Je ne veux rien affirmer, rien démontrer dans ce film. Je pose des rapports, le film fait le reste.
P.A. — Pensez-vous qu’Au hasard Balthazar indique un tournant dans votre œuvre ou, tout au moins, quelque chose de très différent de vos films précédents?
R.B. — Pas de tournant. Un chemin droit. Ce qui vous fait dire ça, c’est peut-être qu’Au hasard Balthazar est le film dans lequel j’ai réussi à mettre le plus de moi-même. Il n’a été dicté ni influencé par aucune lecture et peut-être aussi est-il plus évident dans ce film que les moyens que j’emploie ne sont pas ceux du cinéma habituel.
P.A. — En tout cas, il est une constante dans votre œuvre: c’est votre foi. Dans quelle mesure, vous cinéaste catholique, choisissez vous vos sujets en fonction d’elle?
R.B. — Je suis catholique. Je ne me pose pas cette question. La foi est en moi, elle est moi. Il y a donc, entre elle et les sujets, les mêmes liens qu’entre moi et les sujets.
P.A. — Vous en êtes donc à peine conscient?
R.B. — Les idées me viennent, je ne sais pourquoi ni comment, mais elles me viennent à moi qui même ne sais guère comment je m’en sers. Souvent, si je les repousse, elles reviennent. S’il m’arrive de tirer un film du livre d’un autre, c’est que je manque de temps pour mûrir mes propres sujets. Jean-Jacques Rousseau disait, je crois, qu’il avait porté pendant vingt ans le sujet de L’Émile.
P.A. — Cette foi dont nous parlons, et puis aussi le fait que vous vous êtes tous deux intéressés à Jeanne d’Arc, vous a fait rapprocher de Carl Dreyer.
R.B. — Je suis à l’antipode de Dreyer. Il emploie les moyens du théâtre. Je les repousse. Il intériorise ses personnages, c’est-à-dire qu’il tente de les peindre par le dedans et non par le dehors, mais il le fait par les effets de voix, les gestes, la mimique d’acteurs professionnels, toutes choses que je rejette absolument.
P.A. — Je voudrais que nous mesurions le chemin que vous avez parcouru pour en arriver à cette abnégation. Votre premier film date de 1934 et il s’agit d’un moyen métrage: Affaires publiques.
R B. — Il n’en existait qu’une copie. J’ignore si elle existe encore, où elle se trouve. C’était, comment dirais-je, pas un «burlesque», pas un «film fantaisiste»: la fantaisie, autant que le pittoresque, me fait horreur. Enfin disons: «un comique fou». Affaires publiques, c’étaient trois journées d’un dictateur imaginaire incarné par le clown Béby. Il y avait aussi Dalio et Gilles Margaritis. Les autres étaient des inconnus. Je me souviens de la fin: le lancement du Normandie. Le transatlantique, arrivé à l’eau, coulait. Au studio Raspail où il était projeté, on jeta de l’encre sur l’écran et on cassa les fauteuils.
P.A. — Mais comment êtes-vous venu au cinéma?
R.B. — Je suis peintre. J’ai dû impérativement cesser de peindre. J’aimais bien le cinéma. Un ami, Roland Penrose, me prêta de l’argent et je fus mon propre producteur pour Affaires publiques. Après ce moyen métrage, j’écrivis des scénarios aussi un peu «fous», dont personne ne voulut.
P.A. — C’est assez curieux, cette brisure entre ce que vous avez fait avant la guerre et votre oeuvre depuis Les Anges du péché, votre premier long métrage qui date de 1943.
R.B. — Pas curieux. Il y a sûrement une même façon de voir les choses, mais pas de les montrer. Il est certain qu’un peu de guerre et un peu de captivité y sont pour quelque chose.
P.A. — Votre activité de peintre vous a-t-elle influencé en tant que réalisateur?
R.B. — La peinture, comme les films, n’a pas de technique. La technique est une invention actuelle. Il y a aujourd’hui de la technique partout. Pourtant, la peinture m’a appris que les choses n’existent pas en elles-mêmes. Ce sont leurs rapports qui les créent.
P.A. — Comment est née l’idée des Anges du péché?
R.B. — Bruckberger, le père, prenant le train pour Saint-Maximin, m’apprit qu’il existait une congrégation de religieuses où le mal vivait sur le même pied que le bien, je veux dire où les religieuses réhabilitantes et réhabilitées étaient confondues sous le même uniforme. Il me conseilla de lire le livre Les Dominicaines des prisons. Je dois préciser que, quoi qu’en dise Bruckberger, sa collaboration s’arrêta là.
P.A. — Et celle de Giraudoux?
R.B. — Giraudoux m’a beaucoup aidé et d’une façon charmante. Grâce à lui, grâce à sa collaboration, on m’a accepté de l’autre côté de ces barbelés où s’enfermait le cinéma. Je le vois à huit heures avec mon scénario; à neuf heures il me téléphone qu’il accepte d’en écrire les dialogues.
P.A. — La distribution des Anges du péché est la suivante: Renée Faure, Jany Holt, Sylvie, Marie-Hélène Dasté, Paula Dehelly, Silvia Monfort, Mila Parély, Yolande Laffon et Louis Seigner. Vous qui n’aimez ni les acteurs ni le théâtre, vous étiez gâté!
R.B. — J’allais peu au cinéma; pas au théâtre, du moins à cette époque-là. J’abandonnai au producteur, Roland Tuai, la distribution des rôles et je me trouvai tout à coup, en train de tourner, en face d’actrices avec qui ça n’allait pas. Depuis, en réfléchissant, il est étonnant que, peintre, c’est contre leur façon de parler, avant tout, que je me dressai et où je vis tout de suite un piège.
P.A. — Et pourtant, c’étaient de bonnes comédiennes…
R.B. — Ce quelles faisaient là, devant moi, était analogue à ce quelles faisaient sur les planches. C’était de l’art dramatique, art de la contrefaçon. Pour tout simplifier, Tuai suppliait chaque matin les actrices de ne pas m’écouter. Il répandait le bruit que le film était raté parce qu’elles n’avaient pas joué la comédie. Il le projeta à Marcel Achard, qui lui prédit un triomphe. Le film sortit au Paramount.
P.A. — Et, malgré ce succès, vous avez connu de grosses difficultés pour réaliser, l’année suivante, Les Dames du bois de Boulogne.
R.B. — Pas de difficultés financières, des difficultés de tournage. C’était l’époque du débarquement. Alertes, raids, coupures de courant électrique, les femmes énervées. Suspension du tournage jusqu’à l’armistice. Reprise du film dans d’autres mauvaises conditions. Hélas! pour un film où je voulais spécialement de la rigueur!
P.A. — Quelle fut la part de Diderot, la vôtre et celle de Cocteau dans le scénario?
R.B. — J’ai développé, dans le récit qui se trouve dans Jacques le Fataliste, l’histoire des deux femmes, la mère entremetteuse et sa fille, que Diderot escamote. Cocteau, en moins d’une heure, sur le coin d’un divan, fit magiquement la liaison entre le Diderot admirable que je tenais à conserver et mon propre travail.
P.A. — Avec Maria Casarès, Elina Labourdette, Lucienne Bogaert, Paul Bernard et Jean Marchât, le problème des acteurs professionnels se posait à nouveau?
R.B. — Oui. De plus, je voulais Alain Cuny, que Raoul Ploquin, mon producteur, ne voulait pas. Bisbilles. Retards. Enfin je cédai. Ce fut Paul Bernard. Maria Casarès y fut admirable de «non-tragédie», mais pas dès les premiers jours, où nous nous battîmes.
P.A. — Je crois que le film fut très mal accueilli?
R.B. — Pas d’action, rien que des sentiments: la critique, en gros, m’assassina. Je mis longtemps à ressusciter. Ploquin enferma le film dans ses tiroirs.
P.A. — Vous n’étiez plus très en cour auprès des financiers, puisque votre film suivant, Journal d’un curé de campagne, date de 1950…
R.B. — Journal d’un curé de campagne était une commande que je repoussai après une première lecture de Bernanos et que j’acceptai après une seconde. Ma fidélité à l’esprit du livre me valut le refus du scénario, jugé «sans intérêt dramatique». Je changeai de producteur. Un an plus tard, je fis le film avec l’Union générale cinématographique.
P.A. — En ce qui concerne les acteurs, Journal d’un curé de campagne représente un grand pas en avant: pour la première fois, vous renonciez aux professionnels.
R.B. — Enfin, presque. Il y avait Balpêtré dans le rôle du Dr Delbende et Marie-Monique Ariceli (qui, pour me rassurer, n’avait pas joué depuis vingt ans!). Mais je suis sorti de la séquence avec la comtesse — quelle interprétait — aussi «groggy» que d’un match de boxe.
Claude Laydu (le curé d’Ambricourt), entre le moment où je le vis pour la première fois et le début de tournage, fit un peu de théâtre avec Jean Dasté à la Comédie de Saint-Étienne. Il était fin, sensible. J’arrivai en quelques jours à lui apprendre à désapprendre. Bien que je trouve ce film, par bribes, encore trop dramatisé, c’est à partir de lui que j’ai commencé à m’assurer de mes moyens, à les dénombrer, et que je décidai d’éliminer définitivement les acteurs professionnels.
P.A. — Comment dirigez-vous les non-professionnels et que voulez-vous obtenir d’eux au juste?
R.B. — Primo, je ne les dirige pas. Ils se dirigent tout seuls. Pas de mise en scène, pas de direction d’acteurs, pour la bonne raison qu’il n’y a ni scène ni acteurs. Il faut que mes protagonistes s’oublient, perdent le contrôle d’eux-mêmes, qu’ils soient automatiques. L’important, je l’ai dit, n’est pas ce qu’ils me montrent, mais ce qu’ils me cachent, et même ce qu’ils ne soupçonnent pas qui est en eux.
P.A. — Mais en fonction de quels critères les choisissez-vous?
R.B. — Je les choisis, il me semble, par intuition. Si je ne me suis pas trompé dans mon choix, je peux les laisser faire, mais dans des cadres limités. Je les éclaire et ils m’éclairent. J’aime qu’ils me fassent des surprises.
P.A. — Et la fameuse «diction blanche» que vous leur imposez?
R.B. — D’abord, cette diction n’est pas blanche, elle est vraie, je veux dire: juste. Ce mot, «juste», n’est pas toujours compris au théâtre. La diction, au théâtre, s’appuie sur des sentiments étudiés, des sentiments flottants; elle est flottante. Il faut que les paroles, comme les gestes, soient automatiques. C’est de l’automatisme, qui compose les trois quarts de notre existence, que sort le vrai, et non du pensé et du raisonné.
Les paroles sont avant tout un rythme. L’importance des rythmes, leur toute-puissance dominent mon travail. Le seul exercice que je fais faire à mes protagonistes est un exercice de lecture, equivalent aux gammes du pianiste. Paul Valéry raconte comment le vieux Baucher, fameux écuyer sous le Second Empire, monta un cheval devant un jeune élève ébloui: il marcha au pas, tout simplement, d’un bout à l’autre du manège.
P.A. — Six ans après Journal d’un curé de campagne, vous réalisez Un condamné à mort s’est échappé, dont le point de départ est un récit autobiographique d’André Devigny.
R.B. — J’ai quelque chose que j’aimerais vous dire à ce propos. L’admirable récit de Devigny parut dans Le Figaro littéraire en 1954. Il me frappa. J’en tirai sur le papier un film pendant que lui en tirait un livre. Quelques-unes de mes séquences ne coïncidaient pas du tout avec son livre, même en ce qui concernait l’esprit des paroles échangées. Quand je lui ai lu mon travail, il s’est écrié: «Comme c’est vrai!»
P.A. — Cette histoire prouve en tout cas que réalité et vérité ne sont pas synonymes.
R.B. — Oui, mais j’ai mis aussi le réel de mon côté, puisque j’ai tourné le film à la prison de Montluc, dans la cellule de Devigny, dans la cour, sur le toit et dans le chemin de ronde où il était passé. Cela m’a mis curieusement à l’aise, m’a donné une grande désinvolture vis-à-vis du récit. C’était comme ça, d’une manière évidente. Je n’avais pas besoin d’expliquer, de situer. Et puis, j’avais connu la captivité. Je connaissais ce monde des bruits. L’auteur d’un film ne doit pas être un exécutant, il ne doit pas se trouver dans le vide. Il doit être créateur depuis l’origine.
P.A. — C’est le cas pour Pickpocket, tourné trois ans plus tard: vous êtes l’auteur du scénario et des dialogues.
R.B. — Ce film est parti de la main, de notre main. Pascal dit: «L’âme aime la main.» Et Montaigne: «La main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas».
P.A. — Dans une interview accordée à Jacques Doniol-Valcroze et Jean-Luc Godard pour les Cahiers du cinéma, vous avez dit: «L’aventure extérieure, c’est l’aventure des mains du pickpocket. Elles entraînent leur propriétaire dans l’aventure intérieure du pickpocket.» Quelle est l’aventure intérieure du pickpocket?
R.B. — Les rapports entre mon pickpocket et sa main débouchent, il me semble, sur la morale. Pour prendre en flagrant délit un voleur à la tire, un inspecteur de police se doit de le prendre avec les billets ou les bijoux dans la main.
P.A. — Pourquoi?
R.B. — Parce que l’un d’eux, plein de remords, dit-il, allait renoncer à son geste au moment même où il fut pris. D’où le problème moral.
P.A. — Dans la même interview, vous prédisiez que le grand public ferait un «bon accueil» à Pickpocket. En a-til été ainsi?
R.B. — Oui, finalement, après un mauvais ou inexistant lancement du film. Le rendement immédiat la hantise des producteurs et distributeurs n’est pas toujours indispensable.
P.A. — Est-ce pour des raisons financières que Procès de Jeanne d’Arc, réalisé en 1962, est si court?
R.B. — Non. Je suis même, je crois, resté en deçà du devis. Le film était bien préparé et les lieux bien choisis. Toute l’action était rassemblée au même endroit: les souterrains du château de Meudon (sous la terrasse) et le parc. Si le film est trop court (par rapport à quoi? je me le demande), c’est ma faute. Je craignais que le «style procès» ne risque de lasser le public, à la longue. J’aurais pu ajouter des questions et des réponses que j’aimais, si j’avais su me rendre compte, à temps et d’une façon précise, de sa longueur.
P.A. — Le film n’a donc pas coûté plus cher que prévu. Vous passez pourtant pour un spécialiste du «dépassement»?
R.B. — Encore une fable. Il est vrai que pour Au hasard Balthazar, j’ai «dépassé» légèrement, mais c’est à cause des caprices de mon âne, non savant, non dressé.
P.A. — Et cependant, la séquence du cirque?
R.B. — Je f ai réservée pour la fin, en donnant deux mois à Guy Renault pour dresser Balthazar.
R A. — On rappelle périodiquement trois films que vous deviez tourner, que vous allez tourner ou que vous voulez tourner. Il s’agit de La Princesse de Clèves, d’Ignace de Loyola et de Lancelot du Lac. Qu’ en est-il advenu?
R B. — La Princesse de Clèves a été tournée par Jean Delannoy. J avais un contrat. Il n’a pas été respecté par le producteur. J’ai gagné le procès. Ignace de Loyola était, comme Journal d’un curé de campagne, une commande. Sans que je le sache, D’Angelo, mon exquis producteur italien (il était vraiment exquis), qui avait son bureau au sommet du château Saint-Ange, avait commandé un autre scénario et d’autres dialogues à Julien Green. Je travaillais de mon côté. J’ai passé presque une année en Italie pour ce film que je n’ai pas tourné année que je ne regrette d’ailleurs pas. Quant à Lancelot du Lac, qui reste à l’état de projet, il coûte cher à cause de tout ce qu’il nécessite: beaucoup de personnages, la foule, les chevaux, la couleur. Pour aider les finances, j’essaie de mettre d’aplomb deux versions: une anglaise et une française. Ces romans, d’où je tire mon film, sont notre commune mythologie, aux Anglo-Saxons et à nous.
P.A. — Vos trois premiers longs métrages étaient accompagnés d’une musique de Jean-Jacques Grünenwald. Puis vous vous êtes servi de Mozart pour Un condamné à mort s’est échappé, de Lully, pour Pickpocket, et de Schubert , pour Au hasard Balthazar. Quel rôle assignez-vous à la musique dans vos films?
R.B. — La musique ne doit pas être une musique de soutien ou de renfort. Elle doit être un de ces éléments de transformation (pas d’art sans transformation), transformation des images et des autres sons, mis en contact les uns avec les autres pendant le montage, sans laquelle il n’y a pas de véritable vie cinématographique. Par exemple, dans Un condamné à mort s’est échappé, la messe en ut de Mozart donne au vidage des tinettes, dans la cour de la prison, un aspect liturgique que l’image n’a pas. Il n’y a pas de musique dans Procès de Jeanne d’Arc. Je n’avais pas à sublimer et je ne le pouvais pas un sujet sublime. Mais j’aurais pu l’abaisser par une musique vulgaire si j’avais voulu. Dans Au hasard Balthazar, l’andante de la Sonate de Schubert est un leitmotiv. Il accompagne l’âne quand la parole lui manque par trop. Un autre rôle de la musique est d’amener, et même de créer après elle, des silences, silences qui prennent part, eux aussi, aux rythmes.
P.A. — Que pensez-vous du qualificatif de «janséniste» qu’on vous a si souvent prêté?
R.B. — J’ai d’autres étiquettes. Janséniste?… Je crois à une prédestination, mais mêlée de hasards. Dans l’acception: austérité, dépouillement de mes films, peut-être! J’ai dit un jour à Georges Sadoul: «Pour que le courant passe, il faut dénuder les fils.»
P.A. — Comment vous situez-vous par rapport aux autres cinéastes?
R.B. — À part. «À part dans ce métier terrible», comme Cocteau l’a dit de moi. Je ne me sens ni metteur en scène ni cinéaste. Obligé de m’arrêter de peindre, je comble un vide. Je le comblerais mieux par un travail manuel.
P.A. — Y a-t-il cependant des cinéastes que vous admirez?
R.B. — Chaplin, Buster Keaton. J’admire leur «jansénisme». Aussi leur précision mathématique surtout Keaton , d’où leur élégance. Je ne vais plus au cinéma. J’en sors noirci, découragé. Je suis trop avancé sur une autre route.
P.A. — Pourtant, la ferveur des jeunes réalisateurs à votre égard…
R.B. — Elle me touche. J’aimerais travailler avec des jeunes autour de moi et les faire travailler, pour certains morceaux, à ma place. Cela ressemblerait aux ateliers des peintres de la Renaissance. Je me sentirais une continuité, j’aurais l’impression de me prolonger à travers d’autres. Et puis cela supprimerait peut-être la terreur qu’ont les producteurs, sauf à de rares exceptions près, de faire travailler les jeunes.
P.A. — Au hasard Balthazar a été proposé au conseil d’administration du Festival de Cannes, qui l’a repoussé. Vous attendiez-vous à être sélectionné?
R.B. — Non. J’ai eu deux ou trois voix. Tant mieux: ce festival est mon ennemi. En revanche, je suis heureux qu’Au hasard Balthazar entre dans la compétition de Venise. Cannes, ce n’est pas pour moi, c’est pour l’autre cinéma: celui des vedettes.
Tiré de: Bresson par Bresson. Entretiens 1943–1983, rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013, pp. 161–218